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compte une trentaine à peu près. De Brest, le trajet est beaucoup plus long. L’île elle-même a huit kilomètres dans sa plus grande largeur, trois dans sa moindre ; le tour total de ses rivages fait environ sept lieues : sa forme est celle d’une patte de crabe.

Entre les deux pinces de cette patte s’ouvre la baie de Lampaul, avec, en plein milieu, le bloc de son énorme rocher, et au fond de laquelle est le village du même nom ; principale agglomération d’Ouessant, son chef-lieu en quelque sorte, il comprend l’église, le cimetière, la mairie, et l’auberge unique de la veuve Stéphan Tizien.

C’est ici que, régulièrement, on doit aborder ; mais le vent ne le permet pas toujours, car, sous peine d’être jeté à la côte, le bateau ne peut approcher de terre que du côté opposé à celui où il souffle. Si le vent est Sud, on abordera donc au nord de l’île ; de même, et réciproquement, s’il est Nord, Est, ou Ouest. À cet usage il y a, comme nous le disions tout à l’heure, quelques petits mouillages un peu abrités dans des creux de la falaise où, tant bien que mal, on arrive en canot et d’où l’on se hisse à terre comme l’on peut. Parfois il faut plus d’une heure avant de réussir à débarquer un seul homme, avec le courrier ; parfois aussi, tout débarquement est impossible en aucun endroit. Il faut s’en retourner comme on est venu.

En dehors de Lampaul, où tout se centralise, où, des campagnes, les femmes viennent en tricotant faire queue au bureau de poste, et chercher ce courrier qui leur apporte des nouvelles de l’homme qui fait son temps sur les navires de l’État, il n’y a guère dans l’île que des réunions de quatre ou cinq maisons entourées de champs bornés de pierres sèches, où croissent de l’orge et des pommes de terre. Pas un arbre, bien entendu, pas même un buisson, sauf dans le vallon où se trouve Lampaul. Il y en a là quelques-uns qui, au mois de juin, attendaient encore leurs feuilles ; non que le climat soit froid, mais tellement ils sont flagellés du vent. L’endroit le plus riant est le cimetière, que l’église domine, semblable à un grand navire ; les tombes, très blanches, y sont noyées d’herbes vertes et de fleurs, aucune image hideuse de la mort ne s’y voit, un ruisseau coule tout auprès, bordé d’iris d’or ; quelques oiselets y vivent. J’aimais, le matin, aller m’y asseoir, comme dans un jardin ; par moments une femme entrait, avec sa coiffe claire, semait quelques coquillages sur un tertre, et s’y agenouillait pour une prière.

Les terres cultivées se trouvent toutes ramassées dans le centre de l’île. Peut-être pourrait-on gagner un peu de terrain en les protégeant des bourrasques avec des talus plantés de cyprès, comme cela se pratique dans le Midi, contre le mistral ; mais l’agriculture est ici dans l’enfance de l’art. Une quantité de moulins à vent parsèment ces champs ; non pas de grands moulins majestueux comme ceux de la Hollande, véritables monuments, et qui seraient ici bien vite démolis par l’ouragan, mais de tout petits, très humbles. Quelques-uns même sont tellement minuscules, qu’à peine un homme peut s’y tenir debout ; un simple emboîtement de roues à engrenage, et une meule de pierre plus ou moins bien polie, y font une farine très primitive. Le pain sera cuit selon une méthode plus primitive encore, entre deux plaques de fonte recouvertes de goémon et de fiente de vache. Pour les gens un peu à l’aise, un boulanger fait du pain blanc qui n’est point mauvais.

LA CAMPAGNE D’OUESSANT. — PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR.

Tout autour de cette zone cultivable, il n’y a plus qu’une herbe rase, imprégnée de sel marin par la pluie d’écume impalpable que le vent y apporte, gazon serré où fleurissent quelques thyms, quelques scabieuses roses, et où paissent de nombreux moutons noirs. Ils sont tous, çà et là, attachés deux par deux à une longue corde fixée en terre : jamais ils ne rentrent dans une étable, mais ils vivent exposés à toutes les intempéries, protégés seulement par de petits murs bas, en forme de croix, contre lesquels ils se blottissent, du côté contraire à celui du vent. Une épaisse toison les recouvre, sorte de crin imperméable à la pluie, qui les fait paraître, non tondus, d’une grosseur raisonnable. Mais quand les ciseaux ont passé sur eux, il ne reste plus que des bêtes au-dessous de la taille moyenne d’un chien. Deux personnes mangent facilement