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laine rêche des moutons, sont très courtes et ne descendent qu’à moitié du mollet. Un petit bonnet noir dans le travail et une coiffe blanche pour plus de coquetterie, un corsage attaché non avec des boutons, mais avec de longues épingles, et un châle croisé, complètent leur habillement. Leur démarche est large et décidée ; elles mènent le ménage et s’occupent de tous les travaux de la maison et de la terre, ne laissant à leurs époux que le soin de la pêche, et les bousculant ferme s’ils ont trop bu. Un bon verre d’alcool ne les effraye pas cependant ; mais je ne les ai jamais vues fumer la pipe et passer leur tricot à l’homme ; cela ne se fait peut-être que dans l’intimité, ou bien est-ce encore une habitude qui se perd ? De même s’est perdu l’ancien usage, le plus curieux de tous, qui renversait complètement les rôles ordinaires attribués par la nature à chacun des sexes, et d’après lequel c’était la fille qui demandait la main de l’homme. Quand une jeune fille avait des vues sur un garçon, elle en prévenait la famille de ce dernier et lui demandait à dîner. Pendant le repas, elle se levait, prenait un mets quelconque, un morceau de lard, le plus souvent, et allait le présenter à celui qu’elle aimait, et qui jusque-là s’était tenu au lit. S’il mangeait, c’est qu’il acceptait la prétendante ; sinon, c’était qu’il n’en voulait point. S’il en voulait, elle venait chez lui, et pendant tout le temps des fiançailles ils vivaient l’un à côté de l’autre, comme frère et sœur, afin de se rendre compte de leurs caractères réciproques. Ne se convenaient-ils décidément pas, la jeune fille rentrait chez elle, sans que son honneur fût en rien compromis. L’amiral Thévenard, qui rapporte le fait, dit que le même usage se retrouvait au Canada chez les Hurons, et en Norvège. J’ajouterai qu’il me paraît infiniment moral et inspiré par le plus grand bon sens. Aujourd’hui les femmes sont, dans l’île, bien plus nombreuses que les hommes ; aussi m’a-t-on assuré que leur chasteté avait beaucoup diminué ; elles sont, il est vrai, très farouches en public, mais cela ne prouve rien, comme chacun sait.

LE CIMETIÈRE D’OUESSANT. PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR.

Un ancien usage qui a persisté est celui qui consiste à simuler l’enterrement de ceux qui ont disparu en mer ; pour chacun d’eux on fait une petite croix, et on les réunit toutes dans une bière que l’on ensevelit avec le cérémonial accoutumé, en présence de toute la population. Quand un enfant meurt, on l’apporte jusqu’au cimetière, vêtu de ses plus beaux vêtements, paré de fleurs, et le visage découvert ; on ne clôt le cercueil qu’après l’avoir descendu dans la fosse, et une inscription dit la joie de la petite âme d’avoir fui la terre pour le ciel. Les gens d’Ouessant sont très pieux, très superstitieux, plus exactement, et ils continuent volontairement au clergé les tributs dont les avait libérés la Révolution. Lors des processions, l’honneur de porter un saint en bois ou une bannière est mis aux enchères, et il est payé jusqu’à quinze et vingt francs par des gens qui, dans la mauvaise saison, n’auront pas toujours du pain ; mélange de foi et d’orgueil.

LE VILLAGE DE LAMPAUL (PAGE 290). PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR.

Leurs seules ressources sont la pêche, le commerce de leurs moutons, et l’incinération du goémon, lequel produit une sorte de charbon d’où l’on tire l’iode et la soude. Lorsqu’ils se livrent à ce travail, à les voir, hommes et femmes, avec leurs fourches et leurs pics de fer retourner le brasier au milieu de nuages de fumée ; on dirait des diables dans la fournaise.

Ce qui, comme l’île de Sein, sépare Ouessant si étrangement du reste du monde, ce ne sont pas les quelques heures nécessaires pour gagner ses côtes, c’est la hauteur monstrueuse des vagues qui l’entourent,