Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 06.djvu/531

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ques, et rien n’est curieux comme de voir encadrées « de lin blanc » ces figures, imberbes ou barbues, mais toutes tannées de soleil.

Ces processions montent parfois très haut dans la montagne, jusqu’à un petit ermitage abandonné bâti là en 1336. Un rocher, au pied duquel coule une source pure et froide, abrite une petite maisonnette surmontée d’un minuscule clocher ; un grand cyprès, un bois de pins, de hautes bruyères roses, et quelques débris de jardins ; en face de soi une immensité d’horizons calcinés et pelés sous un ciel qui semble une gueule de fournaise. Ici, toutefois, l’air est plus vif qu’au fond des gorges, et fraîchit le soir ; la Méditerranée l’envoie, que, d’un peu plus haut, l’on aperçoit au coucher du soleil, quand le temps est clair, bande bleue lointaine. Plusieurs ermitages de ce genre existèrent jadis parmi ces sommets déserts, où des hommes vivaient, plus encore que les moines du monastère, dans le mépris des petitesses et des vains bruits du monde, à la mode des solitaires de la Thébaïde.

Longtemps le souvenir du bienheureux Guilhem se perpétua dans le pays ; bien des années après sa mort et après les miracles de sa béatification, un enfant tombé dans l’Hérault racontait qu’il avait vu, au moment où il disparaissait sous les eaux, le Saint apparaître soudain devant lui, et lui clore de la main les narines et la bouche, afin qu’il ne pérît point. Un creux de roche porte, dit-on, encore empreint le sabot du cheval de Guilhem, traversant d’un saut la rivière, et au commencement de ce siècle, en 1835, les jeunes villageoises chantaient en chœur, aux principales cérémonies de l’année, cette complainte :

Guilhem est digne de louange,
En qualité de conquérant ;
Ses vertus méritent qu’un ange
En fasse un éloge éclatant,
Ayant pris l’habit monastique
Il fit faire un grand bâtiment… etc.

ce qui était devenu d’une poésie plutôt médiocre.



Un roc vertigineux domine Saint-Guilhem-le-Désert ; la pointe en est surmontée de ruines à pic. C’était jadis le château d’un géant que l’on ne pouvait déloger de cette retraite inexpugnable. Guilhem, dit la légende, revêtit un habit de femme, et s’introduisit ainsi jusqu’à lui. Puis, malgré les clameurs dénonciatrices d’une pie familière qui criait à son maître : « Gare géant ! c’est Guilhem ! Gare géant ! » il profita d’un moment où il avait le dos tourné pour le précipiter par la fenêtre. Les aigles depuis y firent leur nid ; longtemps un homme du pays alla hardiment ravir leur proie aux aiglons, et se nourrir, en l’absence de la mère, des lapins qui leur étaient destinés.

LE CHÂTEAU DU GÉANT. — DESSIN DE BOUDIER.

Puis, après être sorti du village et avoir un peu remonté la gorge, à un coude du chemin, l’on se trouve tout à coup en face du cirque de Saint-Guilhem. Un grand mur ferme brusquement la vallée ; à droite et à gauche des falaises dont la coupure rectiligne semble avoir été faite par une Durandal de géant. Chacun des morceaux qui composent l’ensemble est gigantesque, vu de près ; ils se fondent dans un tout où l’homme est une fourmi perceptible à peine. Il y a là-dedans du cirque de Gavarnie, mais d’un Gavarnie africain, flamboyant, torride, où les Carthaginois pourraient crucifier des lions. Il faut aller jusqu’au fond, pour se rendre compte de l’énormité de cette puissante nature ; il faut aussi, par le dur et