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Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 06.djvu/539

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mes moments étaient comptés, il me proposa de me mener le jour même, dans sa voiture, visiter le collège que trois courageux Pères Eudistes viennent de fonder tout récemment dans une des anses de la Baie des Chaleurs. Bien que la journée fût fort avancée en arrivant à Caraquet — célèbre pour ses huîtres — nous eûmes néanmoins le loisir de passer quelques agréables heures en compagnie de M. l’abbé Allard, curé de la paroisse, et des Révérends Pères Morin, Hacquin et Travers, les deux premiers Bretons et le troisième Normand, qui, depuis le commencement de 1899, ont entrepris la tâche d’instruire les jeunes Acadiens. On leur avait déjà confié vingt-trois élèves quand je les visitai et, Dieu aidant, il faut espérer que beaucoup de familles suivront cet exemple en répondant à leur appel. Ce collège, parfaitement aménagé, peut être, dans l’avenir, du plus grand secours à la jeunesse de Bathurst qui, comme j’ai eu l’occasion de le faire remarquer, se trouve dans une situation des plus critiques au sujet de l’enseignement du français.

À quelques lieues de Caraquet, au point terminus de la petite ligne ferrée d’intérêt local, se trouve la léproserie de Tracadie. Je n’ai, je l’avoue, aucun regret de n’y pas être allé, malgré l’étonnement de rencontrer dans une anse perdue du golfe Saint-Laurent cette institution du Moyen âge. L’effroyable maladie qui, grâce au ciel, est à peu près éteinte en Europe, aurait, paraît-il, été importée au Nouveau-Brunswick par des étoffes trouvées dans les épaves d’un navire jeté à la côte, et les ravages furent bientôt tels que le gouvernement s’émut et fit installer un hôpital dans ce lieu écarté. Grâce aux précautions qui ont été prises, le mal est, depuis quelques années, en décroissance.

Bien que les jours soient longs à la fin de mai, nous avions près de deux heures de voiture à faire pour retourner à la Grande Anse ; c’est pourquoi, aussitôt après avoir soupé avec les Révérends Pères, nous remontâmes en cabriolet pour regagner le presbytère par des routes où tout autre qu’un cheval acadien ne fût jamais venu à bout de passer. Le pays que nous traversions était plat et marécageux, imparfaitement défriché ; des taillis inextricables, derniers vestiges de futaies détruites, alternaient avec des champs cultivés entourés de palissades. Pas une chaumière en vue, ni de passants sur les routes ; parfois la mer apparaissait au loin ; les grenouilles coassaient sans discontinuer ; nous franchissions des rivières sur des ponts formés de troncs d’arbres, et dans les estuaires ensablés, des sapins et des cèdres déracinés pourrissaient, mêlés à des bois de construction provenant, sans doute, de cargaisons perdues. Dans le ciel haut, d’un bleu profond, quelques étoiles brillaient déjà ; la ligne dentelée des sapinières se dessinait toute noire, à l’horizon, sur l’incendie du soleil couchant ; la nuit tombait en hâte sur cette grande solitude, si grande que l’on eût dit un soir des anciens âges, quand, seul, l’homme rouge régnait en maître.

CHUTES DE LA RIVIÈRE POLLET, PRÈS DE MONCTON. — DESSIN DE BOUDIER.
CLICHÉ DE G. T. TAYLOR, POUR LE DÉPARTEMENT DES TERRES DE LA COURONNE DU NOUVEAU-BRUNSWICK.

Les trains qui font le service de Tracadie à Bathurst sont des plus irréguliers et l’on aurait grand tort de se fier à leur horaire ; ils passent quand bon leur semble, au gré de leur fantaisie ; c’est pourquoi, les ayant manqués le lendemain, 1er juin, de la meilleure foi du monde, je demeurai l’heureux prisonnier de M. le curé de la Grande Anse, dont la paroisse, de 1 300 âmes, pour la plupart françaises, est des plus intéressante en raison des homarderies qui sont une des principales sources du revenu de cette population de pêcheurs. Ainsi que tout le village, église et presbytère sont — est-il besoin de le dire ? — totalement en bois,