Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 06.djvu/563

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— Vraiment Huron et foncièrement, oui, monsieur.

— Et vous aussi, sans doute, demandai-je à un ouvrier qui rangeait des peaux dans un coin de la boutique.

— Moi, je suis Canadien, » répondit-il sans détourner la tête.

Un petit silence, je me mordis les lèvres ; M. Gros-Jean, debout, tapotait sur un piano entr’ouvert : « En jouez-vous ? interrogea-t-il.

— Non, répliquai-je, je ne suis pas assez civilisé pour cela… Mais puisque vous n’êtes ni Français, ni Anglais, voulez-vous me dire ce que vous pensez des uns et des autres ?

— Je vois, fit-il, vous voulez prendre le sauvage pour arbitre.

— Et d’abord, repris-je, n’avez-vous pas de regret en songeant que tout ce beau pays ne vous appartient plus ? »

Il répartit, souriant : « Ça, monsieur, c’est la loi du plus fort, il n’y a pas à aller contre… Pas moins, les Anglais n’auraient pas dû nous prendre la seigneurie de Sillery que les rois de France, dont nous fûmes toujours les alliés fidèles, nous avaient donnée… Aussi, aimons-nous toujours la France, nous autres, Hurons, et voudrions-nous lui voir un gouvernement plus stable. Vous changez par trop souvent de ministres[1] ; ce ne sont cependant pas les hommes qui vous manquent ; en ce moment, vous en avez un qui à déjà fait ses preuves aux Affaires Étrangères, il a brillamment représenté son pays au Congrès de La Haye : M. Bourgeois ; Que ne le charge-t-on de constituer le ministère ? Ce serait, ou jamais, le cas de répéter avec les Anglais : The right man in the right place. »

Ainsi parla le vieux sachem ; il en savait plus long sur notre politique que bien des maires de campagne, et paraissait, de plus, s’y intéresser davantage. Il me montra : ensuite, pendue au mur, sa photographie en grande tenue de chef, plumail en tête ; puis, me faisant remarquer des enfants au type sauvage très accentué qui jouaient sur le pas des portes, il ajouta : « La génération prochaine sera plus huronne que la nôtre où le sang blanc domine : les vieux Indiens que j’ai connus dans ma-jeunesse et que l’on croyait à jamais disparus sont venus revivre dans nos petits enfants ; n’est-ce pas curieux, tout de même, cela, monsieur ? ».

Un jeune homme en tenue de ville était entré dans le jardin ; le chef me l’indiqua du doigt :

« Mon neveu, docteur à Montréal, qui est venu nous voir… Les réserves indiennes fournissent leur petit contingent aux carrières libérales. »

ÉTERNITÉ ET TRINITÉ, RIVIÈRE SAGUENAY.
CLICHÉ DE LA COMPAGNIE DE CHEMIN DE FER « QUÉBEC ET LAC SAINT-JEAN ».

Je demandai : « Est-il toujours Huron ?

— C’est-à-dire, répondit M. Gros-Jean, qu’il lui a fallu renoncer à ses privilèges d’homme libre pour devenir un citoyen et entrer dans le droit commun ; cela se fait sur une simple déclaration. Nous autres, Indiens, nous jouissons d’un statut particulier, comme vos Arabes, je crois : nous sommes des protégés, des mineurs, possédant en commun les terres de nos réserves, et quand l’un de nous échange sa qualité de Huron ou d’Iroquois, pour celle — moins enviable à mon gré — de médecin, notaire ou avocat, il sort de l’indivision et on lui taille un lot à même les terres de la tribu ». Passant à ce moment devant un enclos où se trouvaient deux bisons : « Ils disparaissent comme nous, remarqua le chef ; il faut aller maintenant bien loin dans le Nord-Ouest pour en trouver, mais il y a encore, aux environs d’ici, du gros gibier. Dommage que vous

  1. Ma visite à Lorette est du 22 juin 1899. Le ministère Waldeck-Rousseau n’était pas encore constitué.