Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 06.djvu/565

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repartiez avant l’hiver ; je ne vous aurais pas proposé de vous accompagner, quoique j’aie couru les bois toute ma vie, car je suis trop vieux, mais je vous aurais donné mon garçon ; il vous aurait fait chasser l’orignal, en raquette, sur la neige… J’ai l’air, dites-vous, d’un vieux Français : c’est pas étonnant, ma mère était Canadienne, mais, malgré tout, en chasse, rien qu’à ma manière de marcher, du plus loin qu’on m’apercevait, on s’écriait toujours : « Voilà un sauvage ! »

Comme il n’est si bonne société qui ne finisse par se quitter, ainsi fîmes-nous, le chef et moi, qui retournai à Québec pour en repartir le lendemain matin, 8 heures 40, à destination du lac Saint-Jean, dans ces régions, naguère encore si mystérieuses, qui s’étendent depuis la chaîne des Laurentides jusqu’aux rivages glacés de la baie d’Hudson.



À mesure que le train s’éloigne dans la plaine, Québec s’élargit avec sa majestueuse perspective de clochers et de tours, on repasse devant Lorette, puis l’on atteint bientôt le pays des montagnes entrelacé de bois, de rivières et de lacs. De nombreux clubs de pêche et de chasse se sont constitués dans ces solitudes où ils ont construit pour leurs membres des demeures élégantes et confortables. Truites et saumons abondent dans des proportions inconnues en Europe : étant descendu pendant un arrêt à je ne sais quelle petite station où notre train se trouvait en partie engagé sur un pont, je vis avec étonnement le préposé aux bagages jeter dans la rivière, du haut de son fourgon, une ligne qu’il avait toute préparée d’avance pour les quelques minutes que devait durer l’arrêt, et ce fanatique eut encore le temps d’attraper une truite de moyenne grosseur.

Le pays, peu à peu, devient tout à fait sauvage, et les traces de colonisation se font de plus en plus rares ; la rivière Batiscan que le train suit pendant une trentaine de milles, coule si près de la montagne, qu’elle laisse à la voie ferrée juste assez de place sur l’un de ses bords ; son cours n’est qu’une succession de cascades et de rapides écumants, avec, de temps en temps, des nappes d’eau calmes et sombres qui contrastent étrangement avec les fureurs qui précèdent et suivent.

À mi-chemin environ de notre trajet, et à 113 milles de Québec, nous côtoyons le lac Edward — ou des Grandes Îles — dont les bords sont remarquablement boisés ; on arrive ensuite au cœur de la région montagneuse et, par moments, du train qui longe les précipices, on aperçoit au-dessous de soi, très bas, le sommet des futaies. Après avoir franchi ces solitudes, on atteint, à 160 milles de Québec, les lacs Gros-Vison et Bouchette, entrevus de loin, au fond d’une vallée. À partir de ce point, les traces de colonisation réapparaissent en augmentant graduellement jusqu’au lac Saint-Jean et, de son « sleeping », le voyageur peut contempler à l’aise les humbles débuts des nouveaux défricheurs, attirés comme autant de limaille par l’aimant de la voie ferrée, qui bâtissent et labourent aux dépens de la forêt vierge.

TADOUSSAC. — CLICHÉ DE LA COMPAGNIE DE CHEMIN DE FER « QUÉBEC ET LAC SAINT-JEAN ».