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éclatante qui, tout au loin, barre la rivière, est celle de lessive séchant le long d’une haie. Quelques tours de roue de plus et nous voilà, dans les « États », la proie d’une nuée de commissionnaires, cicérones, nègres et automédons de tout genre qui se disputent nos bagages et l’honneur de nous piloter.

Les deux Niagara, américaine et canadienne, séparées par la rivière, ressemblent à toutes les grandes villes d’eaux du monde, comme par exemple Interlaken, ou Bade en son beau temps. Après avoir fait choix d’un hôtel et hélé une voiture, me voilà par une radieuse après-midi de juillet, en route pour la merveille dont les grondements, déjà, se font entendre, et que l’on devine tout près, derrière le rideau d’arbres.

Enfin, voici le monstre ; je le reconnais bien d’après ses photographies qui ne l’ont pas flatté ; il est tel que je l’imaginais et cependant, du premier coup, l’insurpassable grandeur du spectacle ne me pénètre pas tout entier, je ne l’analyse pas avec joie comme je le ferai dans la suite ; je subis le choc, mais sans comprendre, tout étourdi de la vision, sans me rendre compte de ses effrayantes proportions : est-ce grand ou petit ? Je ne saurais trop dire, j’ai perdu le sens des dimensions. Mon cocher m’ennuie avec ses histoires, je mets pied à terre et le prie de s’éloigner ; puis, allant m’accouder au parapet, je regarde…

On ne décrit plus Niagara ; Chateaubriand et Dickens, pour ne citer que ceux-là, l’ont fait en pages définitives après lesquelles tout essai littéraire serait ridicule ; quant à ce que l’on pourrait appeler le mécanisme des chutes, il est démonté pièce à pièce et longuement expliqué dans tous les guides ; pour éviter les redites ou les banalités, le mieux est donc de remettre d’abord sous les yeux du lecteur les peintures qu’ont faites les maîtres de ce prodigieux phénomène, quitte à risquer ensuite quelques réflexions personnelles ou des descriptions d’ « à côtés ».

Le tableau de Chateaubriand est exact comme une photographie ; seule, la dernière phrase n’est plus de saison, carcajous, élans et ours ayant, depuis ce temps, émigré un peu plus loin.

Après cette description tout extérieure et impassible que l’on trouvera dans l’épilogue d’Atala, celle de Dickens, intime et émue, ne fera pas double emploi : elles se complètent, au contraire, fort bien l’une et l’autre. On réclame seulement l’indulgence pour le traducteur :

« À la fin, nous descendîmes et, pour la première fois, j’entendis la puissante chute d’eau et je sentis le sol trembler sous mes pas. La berge, très haute, était rendue glissante par l’humidité et la glace à moitié fondue. Je ne sais trop comment je parvins au bas, mais j’arrivai vite au fond… assourdi par le bruit, presque aveuglé par l’écume et trempé jusqu’aux os. Nous étions au pied de la cataracte américaine ! Je voyais bien une énorme masse d’eau tombant par-dessus ma tête, d’une grande hauteur, mais je n’avais aucune idée de sa forme, de sa situation, ou de rien autre chose que d’une immensité vague. Quand nous fûmes assis dans le petit bateau qui traverse immédiatement sous les chutes la rivière gonflée, je commençai à entrevoir ce que c’était, mais j’étais comme sidéré et incapable de saisir toute la grandeur de la scène. Ce ne fut que, lorsqu’arrivé au rocher de la Table je regardai — grand Dieu ! — cette avalanche d’eau d’un vert éclatant ! — que je compris, enfin, toute sa puissance et sa majesté. Alors, quand je sentis combien j’étais près de mon Créateur, l’impression première et durable produite par ce prodigieux spectacle fut la Paix : la paix de l’esprit, la tranquillité, de calmes souvenirs des morts, de grandes pensées de repos et de bonheur éternels, aucun sentiment de tristesse ou de terreur. Niagara, tout d’un coup, s’imprima dans mon cœur, comme une image de beauté, pour y demeurer intacte et ineffaçable, jusqu’à ce que les battements de ce cœur aient cessé pour toujours.

LE DOCTEUR INDIEN ORONHYATEKHA, DE TORONTO, CHEF SUPRÊME, DE L’ORDRE INDÉPENDANT DES FORESTIERS.

« Oh ! comme la lutte et les tourments de la vie quotidienne s’éloignèrent de ma vue et s’évanouirent dans le lointain pendant les dix inoubliables jours que nous passâmes sur cette terre enchantée ! Quelles voix s’élevaient du sein de ces eaux tonnantes, quels visages disparus de la terre me regardaient du fond de leurs abîmes rayonnants, quelles promesses célestes brillaient dans les larmes de ces anges, gouttes multicolores qui retombaient en pluie et serpentaient autour des cercles magnifiques que faisaient sur le gouffre les changeants arcs-en-ciel !… Errer çà et là, tout le jour, et voir les cataractes sous tous leurs aspects ; demeurer sur le bord de la grande chute du Fer à cheval à contempler la hâte de l’eau croissant d’autant qu’elle approche du précipice et paraissant, toutefois, s’arrêter une seconde avant de sauter dans le gouffre ; regarder du niveau de la rivière le torrent de bas en haut ; atteindre les hauteurs voisines, l’épier à travers les arbres, voir l’eau tournoyer dans les rapides et se hâter pour faire son effrayant plongeon ; longer, trois milles plus bas, dans