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Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 06.djvu/579

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la cité reine de l’Ouest. À 2 heures et 1/2 de l’après-midi, je pris passage sur un autre « steamer » de la ligne « Richelieu et Ontario » à destination de Montréal, et après quelques escales à Port Darlington, Port Hope, Cobourg, etc., petites villes d’aspect très commerçant disséminées sur les bords du lac, la nuit me fit aller chercher dans ma cabine un repos bien gagné.

Le matin nous réveille en plein Saint-Laurent, au milieu du labyrinthe des Mille Îles qui, en réalité, sont dix-sept cents, variant en grandeur, forme et apparence, depuis le petit morceau de roc dénudé, jusqu’aux larges et fertiles étendues de terres, ornées d’élégantes villas ou laissées à la sauvagerie primitive de leurs majestueuses futaies. Quelques-unes de ces îles sont montueuses avec des berges abruptes tombant à pic dans le fleuve, tandis que d’autres sont à peine à son niveau et que les branches de leurs arbres baignent dans le courant. Cet archipel est un spectacle merveilleux et fantastique, avec tous les caprices de l’eau tantôt s’épanouissant en lacs, tantôt se resserrant en gorges étroites à travers lesquelles les arbres des îles jettent leur ombre. De temps à autre le chenal semble complètement obstrué et l’on croirait que, pris dans une impasse, le vaisseau va être obligé de reculer quand, en approchant plus près des rives moussues, on entrevoit, caché par un brusque tournant, un détroit encaissé entre deux murailles rocheuses que, du pont, l’on peut presque toucher du doigt et qui vous conduit dans un beau lac aux bords escarpés, parsemé d’une multitude d’îlots. Ce panorama captive le spectateur, bien plus par sa grâce, sa variété, sa « joliesse », que par le sublime qui, comme au Saguenay, tient l’esprit tendu par la majesté de la puissance et de la grandeur.

Le prestige incomparable des Mille Îles réside dans la délicatesse des teintes, la variété des scènes, les horizons divers qui, tour à tour, grandissent, puis se dissolvent en cette multitude d’anses, d’étangs et de bras morts. Les Indiens les appelaient Manitoana ou Jardins du Grand Esprit, car elles réalisaient pour eux l’idéale beauté que peut obtenir le Créateur par l’infinie combinaison de la terre et de l’eau.

Le passage à travers ces méandres féeriques prend plusieurs heures dans le cours desquelles on fait escale à Alexandra Bay, qui en est le point central d’attraction : c’est une des villes d’eaux les plus élégantes des États-Unis, les îles voisines y sont émaillées de cottages aux styles les plus variés et parfois les plus bizarres. Après avoir quitté ce coin select, le vapeur continue sa route par un chenal qui va s’élargissant au milieu des récifs dont les uns sont couronnés de sapins, tandis que d’autres ne sont que d’arides blocs de granit, jusqu’à ce qu’il ait, enfin, dépassé les Trois Sœurs, derniers vestiges de ces îles fortunées.

VAPEUR DE LA COMPAGNIE « RICHELIEU ET ONTARIO » ENTRANT DANS LES RAPIDES DE LACHINE.
CLICHÉ DE LA COMPAGNIE « R. ET O. »

Nouvelles escales devant deux ou trois petites villes, puis l’on atteint les Galops, faibles précurseurs des rapides qui nous attendent plus loin : ils servent seulement à aguerrir le voyageur novice contre les émotions de la fin. Viennent ensuite les rapides du Plat, roulant leurs flots vert foncé au milieu d’un groupe d’îles boisées dont les arbres penchés font ombre sur le fleuve. Après qu’on a « sauté » le Plat — c’est le terme consacré — la vitesse s’accélère et la turbulente surfacé du Long Sault apparaît bientôt avec la crête neigeuse de ses vagues irritées. Le premier des sérieux rapides, il a une longueur de neuf milles, et si le vaisseau s’écartait un tant soit peu de sa direction, il serait immédiatement culbuté, roulé et jeté sur les rocs voisins, où sombrerait avec sa cargaison humaine sous une énorme avalanche d’eau. Là, le fleuve est divisé en deux bras principaux par quantité d’îles merveilleusement boisées qui rehaussent encore le caractère frappant de la scène. Comme notre navire se précipite sur la nappe d’eaux calmes qui se trouvent au pied de ces récifs, nous apercevons le village iroquois de Saint-Régis avec son petit tas de maisons groupées à l’ombre d’une église au clocher élancé. C’est vers cet endroit que se trouve la ligne frontière qui, sur la rive droite du fleuve, sépare les États-