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Pendant les quatre semaines que j’ai passées à la Martinique, j’ai pu accompagner plusieurs fois M. Lacroix à bord de l’aviso, qui partait généralement au lever du soleil, pour ne rentrer que dans la soirée. Depuis le Carbet, où la dévastation commence, jusqu’à la pointe du Prêcheur, un spectacle lugubre, terrifiant, s’offre à mes yeux. C’est la désolation, la mort, et rien qu’un simple coup d’œil suffit pour retracer à l’esprit l’horrible drame qui s’est passé, et revivre les quelques secondes qui ont suffi à des forces titaniques pour pulvériser une ville tout entière et tuer ses vingt-huit mille habitants. Chaque fois que nous nous sommes rendus sur les lieux, le Jouffroy croisait pendant des heures entre le Carbet et le Prêcheur, M. Lacroix surveillant constamment la montagne, dont le sommet est généralement couvert de vapeurs, prenant une photographie au moment où une rare éclaircie se produit et que le cône se montre. Sur différents points de la côte, nous descendons dans la baleinière, et les matelots nous prennent sur leurs dos solides pour nous déposer sur la plage.

C’est ainsi qu’à plusieurs reprises j’ai parcouru l’amas de débris, de ruines, d’objets calcinés et de ferrailles tordues qui couvrent l’emplacement où, jadis, se trouvait Saint-Pierre, la ville la plus gracieuse et en même temps la plus moderne de la mer des Antilles. Impossible de m’orienter dans ce terrible fouillis. Je ne retrouve ni mon ancien hôtel, ni les maisons qui m’étaient connues, ni le moindre vestige du grand marché, tout en fonte, avec des piliers de plus de 30 centimètres d’épaisseur ; seuls les tristes restes de la cathédrale émergent d’une série de pans de murs. Au milieu des pierres et des cendres, quelques coffres-forts, rouillés et éventrés, attestent les actes de pillage qui se sont accomplis au lendemain de la catastrophe, lorsqu’une bande de malfaiteurs a envahi les ruines pour se livrer au brigandage et au vol. Les autorités se sont occupées du sauvetage des valeurs contenues dans les caveaux de la banque ; pour le reste elles ont laissé faire, et les voleurs, accourus de toutes parts dans leurs pirogues, ont eu beau jeu, sans qu’ils aient été dérangés. On en a arrêté plus tard, qui ont été condamnés à cinq ans de prison ; mais le tribunal, composé spécialement de mulâtres, les a acquittés en appel !

Comme aspect général, vu d’une colline qui se trouve derrière la ville et que je réussis à escalader, on ne peut mieux comparer Saint-Pierre qu’aux ruines de Pompéi ; à certains endroits même la ressemblance est frappante. Aux confins de la ville, du côté du Carbet, s’élevait sur un morne une statue de la Vierge ; le piédestal n’a pas bougé, mais la statue, mesurant plus de 3 mètres, a été lancée à 14 mètres de distance. En me dirigeant vers l’ancienne rivière Roxelane, à l’extrémité de la cité, du côté du volcan, je tâche de découvrir ce qui reste du fort, mais je n’aperçois qu’une élévation de terrain. Des amas de cendres et de boue en ont enseveli les différents bâtiments et un lugubre linceul couvre des centaines de cadavres.

LA RÉGION DÉVASTÉE DE LA MARTINIQUE.

S’occupera-t-on plus tard des déblaiements de l’immense cimetière ? Les grands frais que comportent les travaux se trouveront-ils compensés par les résultats, étant donné surtout le danger que présenterait la construction d’une ville nouvelle sur l’emplacement de l’ancienne ? Je ne puis l’admettre, d’autant plus que ce serait contraire aux conseils éclairés de M. Lacroix, qui ne cesse de condamner l’imprudence des gens qui se rapprochent trop de la zone dévastée. Le mont Pelé, dans la terrible leçon qu’il vient de donner, a prouvé le danger permanent de son voisinage ; il sera donc logique d’abandonner cette partie de l’île, aujourd’hui convertie en désert. Sous l’influence puissante de la végétation tropicale, je vois dans un avenir prochain l’herbe pousser à travers la masse pulvérisée qui jonche le sol. Les fougères, les arbustes, les arbres suivront, et dans peu de temps la plaine, aride et complètement dévastée aujourd’hui, sera recouverte d’un manteau de verdure. Du côté du Carbet on me montre déjà une colline verdoyante, qui ne présentait au moment du sinistre qu’un terrain entièrement détruit et tapissé de cendres. Le souvenir seul restera de ce que contient le sol ; on se montrera l’endroit où naguère s’élevait une cité importante, de même qu’au pied du Vésuve on désignait approximativement l’emplacement de Pompéi, que le hasard fit découvrir dix-huit siècles plus tard.

Les premières manifestations d’activité du mont Pelé datent du commencement d’avril. Des fumerolles se dégageaient alors de l’ancien cratère. L’eau de la Rivière-Blanche, qui prend sa source au bas de ce cra-