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embarquer des fûts de rhum, on est obligé de les jeter à la mer et de les pousser, à l’aide d’une pirogue, vers le navire qui doit les recevoir à son bord. Après la destruction de Saint-Pierre, plusieurs planteurs de canne à sucre, établis dans ces parages, ont préconisé la création d’une nouvelle ville sur la côte est, ou, tout au moins, l’aménagement d’un grand port à la Trinité ; j’ai appris sur place que ce projet ne trouve que peu d’appui de la part des autorités. Mais comme une ligne de chemin de fer, reliant Fort-de-France à la côte opposée, rendrait des services et contribuerait au développement de la colonie ! Hélas ! les voies ferrées, à ce qu’il parait, sont remises aux calendes grecques dans cette pauvre Martinique.

REFUGE ÉTABLIE PAR M. LACROIX, À ASSIER, PRÈS DU LORRAIN, POUR SURVEILLER LE VOLCAN. — DESSIN DE MASSIAS.

Je suis attendu à Sainte-Marie par un aimable planteur, qui m’a invité à déjeuner et qui, avant le repas, me fait faire le tour de son importante propriété. Ici, au moins, je parcours de vastes champs de canne à sucre, assis sur un petit chariot, auquel on donne le nom de « truc », et qui glisse sur des rails à voie étroite, traîné par un mulet. Dans cette maison hospitalière je me trouve en compagnie d’un respectable vieillard, hébergé avec sa femme et ses deux filles par son gendre, le propriétaire de la sucrerie. C’est bien une véritable victime de l’éruption du mont Pelé, un vrai sinistré que je rencontre, comme j’en ai rencontré plusieurs, ces dernières semaines, absolument ruiné par le cataclysme, se trouvant dans l’aisance avant la catastrophe et ne possédant plus rien aujourd’hui. La propriété qu’il possédait au Prêcheur a été entièrement détruite, et le malheureux n’a du pain que grâce à la famille qui l’a charitablement recueilli.

La charité s’est manifestée d’une façon éclatante aussitôt que la nouvelle du sinistre a fait vibrer les cœurs du monde entier, et les millions se sont accumulés pour venir en aide aux sinistrés. Quels sont les vrais sinistrés dans ce désastre incomparable, et quelles sommes leur a-t-on distribuées ? Par contre, quels sont les gens qui ont profité de la générosité universelle ?

L’esprit le plus sectaire a présidé à cette distribution. Avant de remettre les secours, les fonctionnaires ne s’occupaient pas de la situation de la victime, mais de sa nuance politique, car tout est politique dans ce pauvre pays, et la population blanche, qui diminue graduellement, se trouve submergée par la population de plus en plus envahissante des nègres. Ces gens sont électeurs, depuis l’homme qui a reçu plus ou moins d’instruction jusqu’au dernier voyou qui vous toise d’insolence, qui a tous les vices, qui ne demande qu’à voler, et dont la paresse et l’inertie ont atteint la limite de l’incroyable. Les éruptions du mont Pelé ont été une véritable aubaine pour cette horde de fainéants qui serait trop heureuse si pareil cataclysme se reproduisait. À part un nombre restreint, qu’est-ce qu’ils ont perdu ? Absolument rien, parce qu’ils ne possédaient rien que les quelques loques qui leur couvraient les épaules, et que les besoins de l’existence étaient des plus limités pour eux ; ils ont acquis tout d’un coup le bien-être, en recevant gratuitement la nourriture, un abri, des vêtements. Un navire, arrivé à Fort-de-France, n’a pu trouver d’ouvriers pour débarquer sa cargaison, ces sinistrés refusant de travailler, même à 4 francs par jour. Un bateau, venu d’Amérique avec des vivres, s’est vu dans le même cas : c’est l’équipage qui a dû faire la besogne. Par contre, les touristes rencontraient autant de soi-disant guides qu’ils en demandaient pour les accompagner dans les ruines de Saint-Pierre ; c’était un moyen de pénétrer dans la zone interdite et de se livrer au pillage sans être inquiété.

La politique, les élections : voilà la cheville ouvrière qui règle tout. Il devait y avoir des élections à Saint-Pierre, le 9 mai ; on ne voulut pas que la population évacuât la ville, en dépit du danger menaçant. La Commission de savants (!) la tranquillisait : il n’y avait rien à craindre. La destruction de l’usine Guérin, les débordements torrentiels de la Rivière-Blanche, les détonations du volcan, les pronostics alarmants qui se succédaient, n’étaient que des incidents négligeables. Et le lendemain, plus de deux mille blancs, constituant le véritable commerce, leurs fils, leurs familles, ceux-là qui avaient la tradition, le crédit, se trouvaient compris dans le terrible holocauste.

En questionnant plusieurs blancs et créoles qui ont tout perdu et en leur demandant ce qu’ils ont reçu sur les millions de la charité, la réponse a été identiquement la même : rien, absolument rien. J’ai retrouvé à Fort-de-France un ancien planteur, complètement ruiné, que je connaissais d’un voyage antérieur. Il pouvait s’estimer heureux d’avoir obtenu une modeste place d’employé dans une maison de commerce, tandis