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Ne connaissant pas la partie sud de la Martinique, j’accepte avec empressement l’invitation de M. Lemaire de l’accompagner dans un voyage d’inspection qu’il doit y faire. C’est à bord du Jouffroy que nous nous rendons aux Trois-Îlets et à la grande Anse d’Arlet. La première localité est le lieu de naissance de Joséphine de Beauharnais ; à quelque distance du bourg, on montre encore la maison, aujourd’hui assez délabrée, où elle a vu le jour, tandis que la vieille église du village contient le tombeau de sa mère.

MAISON NATALE DE L’IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, AUX TROIS-ÎLETS. — D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Le pays est peu habité, et de cultures je n’en vois que quelques rares traces, quoique partout la fertilité du sol saute aux yeux. En consultant le dernier annuaire de la colonie, je ne trouve qu’une production de 40 millions de kilos de sucre, de 14 millions 1/2 de litres de tafia et de rhum, et à peu près 1 demi-million de kilos de cacao. Le reste est absolument nul. Cette profonde décadence ne tient pas aux conditions économiques, mais au défaut d’initiative et à l’inertie des habitants.

Aux Trois-Îlets, le maire présente au gouverneur la seule femme qui ait survécu au désastre de Saint-Pierre. Habitant aux confins de la ville et épouvantée à l’approche du nuage, elle s’est barricadée dans sa maison et est tombée évanouie sous une table. À son réveil, elle constata que tous les membres de sa famille gisaient morts autour d’elle. Quoique horriblement brûlée, les soins qu’on lui a prodigués ont réussi à la sauver. Cette malheureuse m’intéresse. Elle me délasse des quelques individus qui me poursuivaient avec leur continuelle exclamation : sinistrés, sinistrés, petit secours !

À l’Anse d’Arlet, pendant que le gouverneur s’entretient avec les autorités du village, j’ai encore une belle occasion de faire des études de mœurs. En trois endroits différents, je passe devant de petits groupes en pleine discussion. Le sujet de leurs conversations n’est pas difficile à deviner : c’est toujours la politique, leur seule préoccupation du matin au soir. Et quand, en écoutant la péroraison d’un vieux nègre, je ne puis m’empêcher de rire, celui-ci me lance un regard furibond, en ajoutant : « Je dis ce que je veux, je suis électeur comme vous. » Quand comprendra-t-on en haut lieu que le droit de vote, accordé à tous ces moricauds, est une anomalie, une folie, et que la politique est le chancre rongeur qui s’oppose au développement et à la prospérité des pauvres colonies ?

Si le nègre de la Martinique ne représentait encore que la paresse incarnée, on se bornerait à le considérer comme une faute d’impression dans le livre de la nature ; mais ce triste produit se croit notre égal, qualité, du reste, que les lois lui reconnaissent. Il est électeur, cet être qui manque d’éducation, d’instruction, de sens moral, de tout. Que les Anglais et les Hollandais, dans leurs colonies, font donc bien de les considérer à leur juste valeur, de ne faire siéger dans leurs tribunaux que des magistrats européens, de ne pas accorder à un noir le droit de vote, et de se dispenser de sénateurs et de députés des colonies !


(À suivre.) G. Verschuur.