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Je monte à la chapelle Saint-Michel, qui est une petite bâtisse tout à fait ordinaire. Mais ce qui n’est pas ordinaire, c’est le paysage qui l’entoure, et le paysage que l’on aperçoit. Sur le monticule, exactement haut de 391 mètres, pas un arbrisseau, rien que des bruyères sèches, égrenant leurs dernières feuilles rouillées parmi les pierres. C’est désolé, c’est affreux, et c’est un des plus beaux et des plus grands spectacles de nature qui se puisse contempler, car voici, sous les regards, toute l’étendue, en un seul tableau d’une unité grandiose, tout le panorama des montagnes Noires et des montagnes d’Arrée. Quand le temps est clair, on aperçoit les clochers de Saint-Pol-de-Léon au nord, le clocher de Carhaix à l’est, et même, dit-on, à l’ouest, la rade de Brest et la pointe Saint-Mathieu. Cette aubaine ne m’échoit pas aujourd’hui, mais je vois les sommets, les forêts d’où je viens, du côté de Laz et de Gourin, et les pointes vers lesquelles je me dirige, dans la direction de Carhaix. J’ai vu, certes, des montagnes plus hautes, dans les Alpes, dans les Pyrénées, et des spectacles d’une magnificence qui tenait aux proportions, aux étendues, les derniers pâturages qui précèdent les rochers et la neige, les casques de glace étincelante, les sommets qui émergent du noir de la nuit avec la tache rose de l’aurore commençante, les lacs d’émeraude et de saphir suspendus comme des coupes précieuses aux flancs des rocs, j’ai vu tout cela, et pourtant j’aime et j’admire ce paysage désolé des monts d’Arrée, ces ondulations basses qui courent en si belles et si tristes lignes sous le ciel de Bretagne, ces pointes méchantes des rochers, ce marais sinistre qui parle de l’éternité et de la fatalité des choses, du lent travail de pourrissement et de recommencement de l’humble végétal, et puis, au delà de cette mélancolie presque inexprimable du cirque d’Arrée, désolant et âpre refuge pour l’esprit blessé par la vie, au delà, ces verdures, ces villages devinés aux clochers, ces champs cultivés, tout ce qui annonce l’effort de l’homme et promet un peu de sécurité et de douceur.

La route reprise, c’est l’arrivée à Botmeur, qui est l’oasis des monts d’Arrée. Humble oasis, accrochée à la pente aride, avec ses rues qui grimpent, qui dévalent, ses maisons plantées de guingois, ses quelques jardins, ses quelques champs, ses arbres, ses chemins couverts. En somme, tel qu’il est, ce Botmeur est l’endroit délicieux des monts d’Arrée, c’est la ville d’eaux et la station d’hiver, et ceux qui y vivent doivent s’y trouver parfaitement à l’abri et heureux quand leur œil s’aventure vers les fonds où noircissent les tourbières, vers les sommets dénudés où la neige s’amoncelle, et d’où les loups descendaient jadis. À voir cette verdure inattendue, après tant de kilomètres de bruyères et de pierres, j’ai la sensation singulière d’un village méridional, et je m’attends, à chaque instant, à voir les enguirlandements de la vigne et les feuilles luisantes du figuier contre quelque muraille exposée au soleil de midi.

SCULPTURES À HUELGOAT : LE CHRIST ET SAINTE VÉRONIQUE.

La voiture cahote, va comme elle peut, à travers les ruelles pierreuses et les chemins défoncés. Mais elle a une bonne escorte, en avant, en arrière, sur les côtés. Sitôt que le pas du cheval s’est fait entendre, que l’équipage a été signalé, des nuées d’enfants sont sortis de je ne sais où, ont animé ce village qui paraissait désert. Quelque visage d’homme ou de femme pouvait bien s’apercevoir dans maint logis, au seuil ou derrière la vitre. Mais l’enfant jaillit au dehors, court et jacasse et rit autour de cet événement qui doit être rare : une voiture avec un cheval, un voiturier et un voyageur ! Jamais explorateur arrivant dans une bourgade de l’Afrique centrale n’a été plus entouré, et jamais population de noirs n’a manifesté plus bruyamment son étonnement et sa joie. Ce sont des gambades, des poussées, des cris, à n’en plus finir. Ce Botmeur est décidément un endroit privilégié. Il y a des têtes charmantes de petits garçons, de petites filles, parmi ces gentils sauvages qui n’ont pas l’air de souffrir de l’air des marais ni de la pénurie des aliments, si j’en crois leurs visages hâlés, leurs bouches fraîches et rieuses, leurs yeux vifs. Ils sont à la fois turbulents et timides, cherchent à se sauver et à se cacher si je les regarde et essaie d’entamer une conversation, puis reviennent de plus belle. Quand la voiture est sur la descente, toute cette marmaille se rue en une course folle, tant qu’elle peut aller. Les plus intrépides retirent leurs sabots, se précipitent pieds nus à ma suite jusqu’à ce que l’essoufflement leur vienne et que le cœur leur manque. C’est la solitude revenue, sauf la rencontre de quelque gardeuse de vaches, car il y a des vaches qui paissent l’herbe au bord de la route, ou même se prélassent en de vraies prairies. Allons ! il ne faut pas être trop inquiet des gens de Botmeur. De quoi vivent-ils, pourtant ? De pommes de terre, me répond le voiturier. Tous ont un petit champ, quelques animaux, et plupart exercent la profession de pillaouer ou chiffonnier. Je me demande ce que ces pillaouers peuvent chiffonner aux pentes des monts d’Arrée ou dans la vase des marais de Saint-Michel. Mais il paraît