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l’heureuse humeur se fait jour aux moindres occasions. C’est ici plus en dehors. Le langage est plus vif, les mots se précipitent, les voix sonnent plus haut et le cantique s’agrémente de chanson. Les paroles, les rires, les chants s’envolent dans le plein air des routes, au moindre prétexte de réunion, de fête traditionnelle. Chaque village, chaque hameau, chaque groupe de maisons, a son assemblée ; chaque carrefour devient cabaret improvisé, salle de danse. Des planches sur des tréteaux, et des gens qui mangent et qui boivent. Un musicien debout sur un tonneau ou marchant en tête des danseurs, et ce sont les vieilles danses paysannes qui ondulent sur la route, les danses à figures ordonnées, à gesticulations, à révérences.

J’ai vu danser ces menuets et ces dérobées, même sur la route du Raz, dans le sinistre paysage aux champs bordés de pierres. Il faut qu’il y ait une résistance dans la race, un épanouissement quand même du désir de joie, pour installer ainsi l’humble et jolie mise en scène du plaisir au milieu de la nature hostile, devant la mer cruelle et assassine. Aussi, même chez les tout à fait pauvres, quelle sécurité dans les beaux paysages, au long des chemins creux ombragés de verdure, des sentiers dessinés par les haies, par les champs qui s’en vont vers les flots en pentes fleuries.

J’observe ces manières d’être dans le pays qui encadre de ses beaux feuillages la baie de la Forêt, tout un pays qui s’arrondit depuis Concarneau jusqu’à la pointe de Beg-Meil, en passant par le village de la Forêt et le bourg de Fouesnant. C’est décrire la somptuosité de ces verdures, de ces étendues roses et bleues, de cette eau lumineuse que d’en donner le résumé en évoquant les jours carillonnés où s’aperçoivent les visages de bonheur tranquille, les expressions de fine malice, où s’entendent les dialogues des conversations heureuses. Ce sont des répits, je le sais, et la lutte pour l’existence peut prendre, ici comme ailleurs, des allures de sauvagerie : qui pourrait en douter ? Malgré tout, malgré le mal du snobisme installé sur certains points des côtes, malgré les pratiques basses de civilisation apportées par les villégiatures, malgré la dépravation infaillible créée par l’argent, c’est encore le pays où s’affirme le mieux une hautaine manière de vivre, une joie désintéressée, un amour nostalgique de la réalité environnante.

L’archipel des Glenans, situé un peu à l’ouest de la baie de la Forêt, se compose de neuf îlots, dont l’un, la Cigogne, est armé d’un fort. Les plus importants ensuite sont le Loch, le Penfret, pourvu d’un phare et d’un sémaphore, et l’île Saint-Nicolas, où l’on a tenté vainement de bâtir une chapelle pour la centaine d’insulaires, tous pêcheurs, qui ont ici leurs cabanes. Ce n’est ni Belle-Île, ni Groix. Tous ces îlots formaient autrefois une seule île, dit-on, mais la mer s’est chargée de diviser cette unité, de désagréger la terre, de séparer les pierres. Ce n’est plus guère aujourd’hui qu’un tas de rochers sur l’eau, le brise-lames de la baie de la Forêt.


(À suivre.) Gustave Geffroy.



CHANTEURS DE COMPLAINTES, À CONCARNEAU.