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de burettes… Ah ! l’heureux temps ! l’heureuse ville ! Des hallebardes qui ne coupaient pas ; des prisons d’État où l’on mettait le vin à rafraîchir. Jamais de disette, jamais de guerre… Voilà comment les Papes du Comtat savaient gouverner leur peuple ; voilà pourquoi leur peuple les a tant regrettés !…[1] ».

La forteresse colossale, toujours debout, est le dernier témoin de ces temps prospères. Elle fut longtemps transformée en caserne et le génie militaire n’a pas fait preuve d’un sens artistique très éclairé dans l’aménagement de ces salles monumentales, irrévérencieusement coupées et morcelées en étages, tandis que les admirables peintures murales disparaissaient sous un vulgaire lait de chaux. Mais les Monuments historiques se sont efforcés d’atténuer les traces de ces mutilations, et des restaurations habiles tendent de jour en jour à rendre son caractère à la résidence des Papes. Sa description technique et détaillée serait à coup sûr moins intéressante que son histoire, et les guides fournissent tous les renseignements désirables aux visiteurs qui parcourent successivement l’immense vaisseau de l’Audience ou salle de justice ; la salle de Théologie ; le grand escalier ; la Chapelle de Clément VI ; la tour Saint-Laurent ; la tour de la Garde-Robe avec la chapelle Saint-Michel ; la tour Saint-Jean, occupée par les chapelles Saint-Jean et Saint-Martial, dont les belles peintures murales ont été remises à jour ; la tour des Anges comprenant le trésor, les archives, la cuisine de Benoît XII avec son énorme cheminée en forme de pyramide octogonale ; la tour de Trouillas, haute de 52 mètres, le massif le plus extraordinaire du palais ; enfin la tour Campane, voisine du clocher de Notre-Dame des Doms.

Ce palais unique, que Froissart appelait « la plus belle et la plus forte maison du monde », domine Avignon de sa masse gigantesque ; mais la ville possède nombre de monuments d’un réel intérêt : édifices religieux, comme les églises gothiques Saint-Agricol, Saint-Pierre et Saint-Didier, où l’on a placé le fameux retable de Notre-Dame du Spasme ; comme les chapelles des Pénitents noirs, des Pénitents gris et des Pénitents blancs ; édifices civils comme l’hôtel des monnaies, l’hôtel de ville avec son beffroi du xive siècle, l’ancien palais des archevêques et le musée Calvet où sont accumulées des richesses archéologiques et artistiques. L’hôtel même où nous logeons a conservé une grande allure, grâce à sa salle à manger gothique, ancienne salle du chapitre des Templiers ; et la promenade est pleine d’imprévu à travers les ruelles tortueuses aux pavés pointus, aux maisons sculptées et armoriées du vieil Avignon « étouffé dans ses murailles ainsi qu’un pâté dans sa croûte ». Les remparts ont conservé sur une longueur de 5 kilomètres leurs trente-neuf tours rondes ou carrées, leurs mâchicoulis et leurs créneaux dont nous suivons la ligne dentelée, le long du Rhône jusqu’au pont Saint-Bénezet, le vieux Pont d’Avignon où, suivant la chanson « tout le monde danse en rond ».

CHÂTEAU-RENARD. LES « CORNES » DU CHÂTEAU FORT (page 276).

En 1177, un jeune berger de douze ans, Bénezet, se sentit appelé par des voix célestes à bâtir un pont sur le Rhône. Il vint à Avignon, entra dans la cathédrale où l’évêque prêchait, et interrompit le sermon pour annoncer aux fidèles sa mission divine. Indigné de cette audace, le prélat le fait arrêter et conduire devant le viguier pour qu’on lui coupe les pieds et les mains. Le viguier Bérenger interroge Bénezet qui répond sans s’émouvoir qu’il a reçu de Jésus-Christ l’ordre de construire le pont. « Quoi ! s’écrie Bérenger, un vil berger comme toi ferait ce que les plus grands hommes n’ont pu faire ? Je croirai à ta mission si tu portes d’ici au fleuve la pierre qui est dans la cour de mon palais ! » Bénezet descend dans la cour et charge sur ses épaules une pierre énorme que trente hommes auraient eu de la peine à remuer. Suivi de la foule émerveillée, il porte son prodigieux fardeau jus qu’au bord du Rhône. Ce fut la première pierre du pont, commencé le jour même à l’aide des offrandes des Avignonnais. Bénezet devint par la suite le chef de la Congrégation des Frères Pontifes, vouée à la

  1. Alph. Daudet. La mule du Pape.