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puis il oblique nettement vers le sud, l’air est plus vif, des effluves salins annoncent le voisinage de la mer, sur la gauche une tour solitaire semble fermer la route de Nîmes, voici la ville des Croisés.

L’arrivée par chemin de fer enlève beaucoup d’illusion et nuit à l’impression première. Il y a trop de maisons neuves autour de la gare, qui font un écran bien fâcheux aux murs d’Aigues-Mortes, une usine fumante et trépidante qui ne s’allie guère avec l’architecture militaire du xiiie siècle. Les raffinés devraient arriver en voiture, tout au moins de Saint-Laurent d’Aigouze, la dernière station, à 8 kilomètres au nord. Il est vrai que l’on peut, comme nous l’avons fait, s’y rendre comme but de promenade après avoir visité Aigues-Mortes, de même que l’on ne manquera pas d’aller au Grau du Roi. Et voici le paysage ; il est du plus haut pittoresque et différent dans les deux cas. Sur la route de Saint-Laurent, dans la plate étendue, un premier plan de vignes aux pampres d’un vert tendre, puis des marais illimités dont le moindre souffle de brise fait frissonner et bruire les souples roseaux ; du sol se dégage une buée chaude et tremblante, comme une impalpable fumée qui devient, dans les lointains, une sorte de brouillard rose ; dans l’atmosphère saturée de la chaleur non accablante mais vivifiante qu’à cette époque de l’année le soleil distribue libéralement aux choses et aux gens, s’enlèvent sur l’horizon les contours imprécis d’une ville fortifiée dont les tours et les créneaux dessinent des arabesques. Rien de heurté ; les vieilles pierres ont pris avec les siècles quelque chose de la couleur ambiante ; elles se fondent sur l’azur profond du ciel en demi-teintes, l’auréole de lumière qui les dore à travers un voile léger de brume ouatée leur donne un aspect en quelque sorte irréel, une apparence de mirage. La nature s’harmonise ainsi avec l’histoire de la cité dont les fortifications nous ramènent près de sept siècles en arrière, c’est-à-dire aussi parmi les brumes et dans le mirage d’une civilisation disparue.

LE GRAU DU ROI N’A RIEN DE BIARRITZ, DE DINARD, NI DE TROUVILLE (page 281).

Du côté sud, en revenant du Grau du Roi, l’aspect de la ville a tout autant de grandeur mais beaucoup plus de mélancolie. Ce n’est pas en pleine lumière, mais au déclin du soleil couchant, qu’il convient d’aller ainsi vers Aigues-Mortes. La route, qui longe la voie ferrée et côtoie la Grande Roubine, va toute droite au pied des murailles, que le regard embrasse depuis la mer, sans avoir un instant à les quitter. Elles se précisent ainsi à chaque instant davantage ; meurtrières, créneaux et mâchicoulis, merlons et courtines, grillages corrodés des tours, caressés de rayons attiédis ont une poésie singulière ; l’eau verte des étangs entoure les remparts, cette eau morte à laquelle Aigues doit son nom, et quelques pins parasols assombrissent les fonds roux du tableau[1]. Pendant que se poursuit lentement la promenade, l’imagination peut se donner libre cours ; l’esprit s’envole vers ces âges déjà si lointains où vivait la chevalerie, c’est tout le monde de la féodalité qui défile, les brillants seigneurs, les armures étincelantes, les chevaux caparaçonnés ; tout ce peuple de guerriers anima ces mêmes remparts de son imposant cortège, foula cette même terre que foulent nos pas de promeneurs. C’est Robert, comte d’Artois, Alfonse, comte de Poitiers, Charles, comte d’Anjou, tous trois frères du roi, Hugues, duc de Bourgogne, Guillaume, comte de Flandre, Hugues, comte de Saint-Paul, le comte de la Marche, le comte de Sarrebrück, combien d’autres qui, accompagnés d’une suite

  1. Au moment où nous écrivons ces lignes nous parvient une stupéfiante nouvelle. Une société coopérative vinicole, dont les administrateurs sont pourtant d’Aigues-Mortes, n’a pas craint de mettre à exécution, sans autorisation préalable, un monstrueux projet. Aujourd’hui s’élèvent, à 62 mètres des remparts sud de la ville, les abominables constructions d’une cave coopérative, dont on nous communique la photographie. On s’en est ému dans le Gard, on s’en émeut à Paris, mais pourquoi si tard ? L’administration des Beaux-Arts n’a-t-elle pas quelque responsabilité dans l’affaire ? En tous cas comment ne pas déplorer le vandalisme de ceux qui n’ont pas craint de déflorer l’admirable perspective des remparts séculaires et ne pas crier bien haut que le maintien sur l’emplacement actuel de la cave coopérative serait un crime de lèse-beauté.