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l’air de s’aplatir. Les mouvements de terrain sont surtout mis en évidence par les sastrugi. Pendant l’après-midi, une mouette ! Évidemment très intrigué par notre présence, l’oiseau se posait sur la neige en avant de la colonne et s’envolait à quelques mètres plus loin dès que nous approchions. Elle semblait affamée. Un visiteur extraordinaire, eu égard à la distance à laquelle nous sommes de la mer.

Mercredi, 3 janvier. — Cinquante-sixième campement. Altitude au déjeuner : 3 033 mètres. Ce soir, 3 054 mètres. Température : −26°,2. Minimum : −28°. À moins de 240 kilomètres du but ! La nuit dernière, j’ai décidé une réorganisation de la caravane, et ce matin, j’ai annoncé à Teddy Evans, Lashley et à Crean qu’ils devraient battre en retraite. Malgré leur déception, ils ne se plaignent pas. Bowers passera dans notre groupe : à partir de demain mon escouade sera de cinq hommes. Nous avons plus d’un mois de vivres ! Montés sur nos skis, nous avançons rapidement, tandis que les autres, qui marchent sans ces patins, sont plus lents ; l’étape d’aujourd’hui est seulement de 22 kilomètres. Demain, comment nous tirerons-nous d’affaire avec notre chargement complet ? Si nous pouvons atteindre une bonne vitesse, le succès sera certain, j’en réponds. Par endroits, très mauvaise piste et vent violent.

Mardi, 4 janvier. — Température : −26°,2. Naturellement, ce matin, les préparatifs de départ ont été longs ; il faut recharger le traîneau, puis prendre toutes les dispositions qu’entraîne la séparation des escouades. Grâce au sous-officier Evans, tout trouve sa place sur notre véhicule, malgré ses petites dimensions. J’étais inquiet de voir comment nous pourrions nous tirer du halage ; aussi, grande est ma satisfaction de voir que nous n’éprouvons pas de difficultés. Bowers, qui n’a point de skis, s’attelle entre Wilson et moi, un peu en arrière. Il est nécessaire qu’il conserve son pas ; par bonheur, il ne nous retarde pas du tout.

La seconde escouade nous suit au début ; dès que je suis certain que nous pourrons avancer aisément, nous nous arrêtons et serrons la main de nos camarades. Teddy Evans est terriblement désappointé de ne pas nous suivre, mais il a très bien pris la chose et s’est comporté en homme de cœur. Le pauvre vieux Crean pleurait, et Lashley semblait très affecté de nous quitter. Je suis très satisfait qu’ils puissent haler facilement leur traîneau ; ils pourront donc accomplir leur retour[1].

Après la séparation, nous marchons jusqu’à 1 h. 15 et couvrons 11 kilom. Ce soir règne un calme plat. Si chaud est maintenant le soleil, qu’en dépit de la basse température il est agréable de rester dehors.

Qu’est-ce que l’avenir nous réserve ? Actuellement tout semble marcher à souhait. Mais j’ai peur, cependant, que de nouveaux obstacles ne viennent rendre notre tâche plus difficile. Peut-être, plus loin, la piste sera-t-elle mauvaise.

Vendredi, 5 janvier. — Cinquante-huitième campement. Position observée : 87°57′ de latitude, 159°13′ de longitude. Température minima : −32°. Journée horriblement fatigante. Léger vent de Nord-Nord-Ouest, amenant des nuages épais et une chute continuelle de cristaux de glace. Résultat : au bout d’une heure, piste déplorable. Marchant vigoureusement de 8 h. 15 à 1 h. 15, nous couvrons 13 kilomètres ; dans l’après-midi, nous peinons également beaucoup. À 7 heures du soir, nous achevons nos 23 kilomètres, l’étape la plus pénible que nous ayons encore fournie sur le plateau. Les sastrugi semblent augmenter à mesure que nous avançons. L’après-midi, grand enchevêtrement de ces vagues de neige, et ce soir terrain très raboteux.

Menaces de coups de vent de Sud. Qu’une bonne brise vienne donc balayer le plateau et nous débarrasse de toute cette neige pulvérulente. Hélas ! le ciel n’annonce rien de bon. Quoi qu’il en soit, nous voici tout près du 88e parallèle, à un peu plus de 222 kilomètres du Pôle, à une étape seulement du dernier camp de Shackleton. Notre vitesse horaire dépasse légèrement 2 kilomètres. Tandis que nous avançons, que de pensées nous assaillent durant ces marches monotones et que de châteaux en Espagne nous bâtissons, maintenant que nous avons l’espoir de conquérir le Pôle !

Nous sentons très peu le froid et, grâce au soleil, nos vêtements sont rapidement débarrassés de toute

  1. Dans des conditions ordinaires, le détachement du lieutenant Evans aurait accompli sans difficulté le trajet de retour, comme l’espérait le commandant Scott. Mais la fortune devait être contraire aux différents groupes de l’expédition. Avant le cirque supérieur du glacier, un blizzard retint le lieutenant Evans pendant trois jours ; ce premier retard l’obligea ensuite à hâter le pas. Une fois au bas du glacier Beardmore, le chef de l’escouade fut atteint du scorbut.

    Malgré tout, Evans continua à traîner le véhicule de son groupe et à diriger sa petite caravane. Au campement d’One Ton, le lieutenant était, pour se tenir debout, obligé de s’appuyer sur des bâtons de ski ; néanmoins, au prix d’un effort désespéré, il réussit encore à parcourir 85 kilomètres en quatre jours. Là ses forces le trahirent. Evans supplia alors ses deux compagnons de l’abandonner pour aller chercher du secours, mais ces braves s’y refusèrent énergiquement. Laissant dans une « cache » tout ce dont ils n’avaient pas besoin, Crean et Lashley chargèrent Evans sur leur traîneau. Pendant quatre jours Crean et Lashley charrièrent ainsi leur chef. Ils arrivèrent au Corner Camp, où une abondante chute de neige les assaillit. Le traînage devenant dès lors impossible, singulièrement critique se trouva la situation de la petite escouade. Le lendemain, Crean partit seul pour la Pointe de la Hutte, distante de 55 kilomètres, tandis que Lashley demeurait auprès du lieutenant Evans. Les soins qu’il prodigua à son chef lui sauvèrent certainement la vie, avant l’arrivée du secours. Après une marche épuisante de dix-huit heures, Crean atteignit la Pointe de la Hutte. Immédiatement Atkinson et Demetri partirent avec un attelage de chiens et ramenèrent le malade, à la hutte de la Discovery. Là, après avoir été soigné par le docteur Atkinson, Evans fut transporté à bord de la Terra-Nova. Au printemps suivant, il put reprendre le commandement de la Terra-Nova pour aller rembarquer l’expédition. Le dévouement de Lashley et de Crean a été récompensé par la médaille d’Albert. (Note de l’édition anglaise.)