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temps, ni au défaut de communication avec le reste du monde. Déjà huit siècles avant notre ère, le Carthaginois Hannon les avait mises en rapport avec les foyers de la civilisation antique, et ces rapports ont continué sous l’empire Romain et sous le Khalifat. Bien plus, avant et depuis ces époques, presque aucun des grands courants de migrations qui ont remanié la face de la terre n’a fait défaut au Maroc. Ibères sortis de l’Espagne ; Amazirques, Shellouhs ou Berbères, descendus à une date ignorée des plateaux de la haute Asie ; Hébreux et Syriens, échappés par milliers des naufrages successifs de Tyr, de Samarie et de Sion ; Vandales, venus des extrémités du septentrion ; Arabes de l’Iemen, poussés par Mohammed à la conquête du monde ; noirs du Soudan, achetés ou volés sur leur terre natale : toutes les branches de la race humaine ont déposé sur ce sol quelqu’un de leurs rameaux. Mais aucun n’a été assez puissant pour y remplacer par les habitudes stables et fécondantes de l’agriculture, cette première nourrice des citoyens et des États, les errements déprédateurs de la vie nomade et pour faire jaillir la cité d’un douar de pasteurs, d’un repaire de pirates ou d’une citadelle de tyran. Les villes du Maroc, si familiers que soient leurs noms aux oreilles européennes, ses métropoles, dont on a fait sonner si haut les richesses et la population, n’étaient naguère encore rien de plus que ce que nous venons de dire, et à mesure qu’elles ont cessé de l’être, elles se dépeuplent et s’écroulent, à l’image de tant d’autres dont les vestiges sans nom sur les bords des fleuves taris du Maroc, étonneront un jour l’archéologue et l’antiquaire. De Tanger à Taroudant, de Salé au Tafilet, il n’y a que des ruines, des opprimés soumis ou révoltés et un maître. De là l’agonie du Maroc et l’excuse de toute invasion européenne qui viendra y mettre un terme.


LE MAROC AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.

RELATION DU SIEUR MOUETTE.
Sa captivité chez les pirates de Salé. — Mékinès. — L’empereur Muley-Ismaël.

Dans l’automne de 1670, un vaisseau destiné pour les îles Caraïbes partit de Dieppe, ayant à bord plusieurs passagers au nombre desquels un sieur Mouette. À la hauteur de Madère, ce bâtiment rencontra deux navires suspects qui s’en emparèrent en un instant et le conduisirent à Salé, le chef-lieu des pirates de Maroc. Bientôt les gens de l’équipage furent conduits au marché public et mis en vente. Les acheteurs examinaient surtout leurs mains, afin de connaître la qualité de l’esclave. Un chevalier de Malte et sa mère furent vendus 1500 écus. Après avoir longtemps marchande, un certain Maraxchi en donna 360 de Mouette ; il le conduisit ensuite chez lui, et le présenta à sa femme qui le traita avec bonté et lui offrit du pain, du beurre, des dattes et du miel. De son côté, Maraxchi le consola, l’engagea à prendre courage, le questionna sur sa famille et ses moyens de rançon. Mouette, dans l’espoir d’obtenir sa liberté à meilleur marché, déclara qu’il était sans fortune et dans l’impossibilité absolue de payer la moindre rançon. Alors Maraxchi lui conseilla d’écrire à sa famille, afin qu’elle obtînt la somme nécessaire par voie d’aumône : « car, si tu ne réussis pas, ajouta-t-il, je te fais enchaîner comme un chien et jeter dans un cachot. »

« Cette menace m’effraya, dit Mouette ; j’écrivis sur le-champ à mon frère, que je disais être un savetier, en le suppliant d’amasser, en demandant l’aumône, quatre ou cinq cents écus pour payer ma rançon.

« Je n’avais pas, du reste, à me plaindre de ma condition. La mouture du grain, au moyen du moulin à bras en usage dans le pays, était mon plus rude travail ; et, comme cette occupation me déplaisait, j’obtins même d’en être dispensé, et n’eus plus rien à faire que de veiller sur l’enfant de la maison. Enfin, je captivai si bien ma maîtresse, qu’elle m’offrit en mariage sa nièce, riche et belle, si je voulais abjurer, et embrasser la religion musulmane. Je refusai cette proposition, en répondant, avec galanterie, que je n’aurais pas montré tant de fermeté, si elle-même eût été le prix de ma conversion. Malheureusement pour moi, je n’appartenais pas à mon maître seul ; parmi ses associés, un certain Ben-Hamet commença à s’informer plus exactement des moyens pris pour tirer parti de la propriété commune, et sachant à quoi se bornait mon travail, il déclara qu’il saurait bien me rendre plus utile, si j’étais remis entre ses mains. Maraxchi accepta la proposition, et je sentis bientôt de fâcheux effets de ce changement ; on me donnait du pain noir pour toute nourriture, et la nuit on me renfermait dans le mazmorra ou cachot, lieu si affreux que les plus tristes prisons de l’Europe eussent paru des palais en comparaison. C’étaient de vrais silos, creusés sous terre, de quatre ou cinq toises de diamètre ; ils étaient de forme circulaire et recevaient l’air par une seule petite ouverture pratiquée au sommet et fermée par une trappe de fer. On faisait descendre les esclaves dans ce trou par une échelle de corde, puis on les rangeait en cercle, la tête au mur, les pieds au centre ; lorsque le cachot s’échauffait et que l’humidité commençait à s’exhaler, l’atmosphère devenait intolérable. On nous occupait principalement à des travaux de maçonnerie, sans nous laisser un moment de repos, même pour manger ; mais on nous forçait à travailler d’une main pendant que nous tenions notre pain noir de l’autre ; le moindre instant de retard était puni d’une grêle de coups de bâton ; et si nous nous plaignions de quelques douleurs, on nous administrait un remède aussi efficace qu’il était coûteux : on faisait rougir une barre de fer qu’on appliquait sur la partie malade. On devine aisément que la plupart de mes compagnons aimaient mieux, ainsi que moi, souffrir sans se plaindre.

« Une pareille situation me força à changer mes premières déclarations, ainsi qu’Hamet l’avait prévu. J’offris successivement pour ma rançon quatre cents, cinq cents et six cents dollars qui furent acceptés. J’écrivis donc, mais les communications avec l’Europe étaient si difficiles que je n’obtins pas de réponse. À cette époque, l’empereur Muley manda mon maître à Fez ; celui-ci soupçonnant