Page:Le Tour du monde - 02.djvu/179

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

eux dans les dix années précédentes. Il fallait donc dresser la liste de tout ce qu’ils abattent dans leurs chasses, depuis l’hermine jusqu’à l’ours, depuis le coq de bruyères jusqu’à la cigogne blanche. La nature du gibier formait la base du nouveau tribut. Après avoir rempli cette mission et réglé beaucoup d’autres affaires, je revins, et je donnai ma démission aussitôt après mon retour.

Voilà le tableau de ma vie : on n’y trouvera ni grande action, ni découverte ; ce n’était pas dans ma destinée ! Je ne parlerai donc plus de moi ; mais il me reste à dire quelques mots sur le pays et la nation des Yakoutes.


Description du pays des Yakoutes. — Climat. Population. — Caractère. — Aptitudes. Les femmes yakoutes.

La contrée présente deux aspects différents : à l’est et au sud de Yakoutsk, elle est couverte de hautes montagnes rocheuses ; à l’ouest et au nord, c’est une plaine où il croît des arbres épais et touffus ; le sol, étant composé de terreau, possède une force de végétation sans égale. Au premier mai la pointe du gazon est à peine visible sous la neige, mais à la fin du même mois, tout ce qui porte le nom d’arbres a développé ses feuilles larges ou aciculaires, et la campagne est couverte de verdure. Dans les îles du fleuve, le foin s’élève, dans l’espace d’un mois, jusqu’à la hauteur d’un homme à cheval. La chaleur du soleil ne dégèle la surface de la terre qu’à trois ou quatre empans de profondeur. Au-dessous tout est gelé jusqu’à cinquante brasses larges. On n’a pu descendre plus bas.

On rencontre une innombrable quantité de cours d’eau, dont l’étendue et la profondeur sont considérables. Les rivières seraient parfaitement appropriées à la navigation, si leurs rives étaient habitées. Mais il n’y a pas de villes, et les eaux n’ont à porter que des barques faites de sept planches, ou des canots de bois ou d’écorce, qui peuvent tenir deux ou trois personnes. Les lacs très-nombreux nourrissent toutes sortes de poissons. Les gens laborieux peuvent toujours vivre de la pêche. À cette occasion, je dois mentionner, en passant, un phénomène curieux : entre Yakoutsk et Viliouisk, il y a un lac de sept kœs de large ; les Yakoutes qui habitent sur ses rives m’ont raconté qu’ils se souvenaient d’avoir vu en sa place un terrain sec ; un jour l’incendie d’un pré ou la foudre mirent le feu aux arbres du bois, qui brûlèrent avec leurs racines et le gazon jusqu’à la profondeur de trois ou quatre empans. En deux ou trois ans, les neiges et les pluies formèrent dans la place consumée un amas d’eaux qui, à force d’être remuées par les vents, se creusèrent un lit de deux ou trois brasses. Les habitants ne pouvaient concevoir comment il était venu des poissons dans ce lac, qui ne communiquait avec aucun autre. Voici l’explication que je crus pouvoir leur donner, et ils s’en montrèrent satisfaits. Les mouettes et les hirondelles de mer, qui fréquentent ce lac, ont avalé ailleurs des œufs de poissons ; ces oiseaux ayant le gésier chargé de plus d’aliments qu’il n’en peut porter, les évacuent avant de les avoir digérés ; le frai éclôt quand il se trouve de nouveau mis en contact avec l’eau, et voilà d’où viennent les poissons.

L’intensité du froid est très-grande dans ce pays, plus grande, je crois, que dans toute autre contrée de la Sibérie. L’instrument[1] avec lequel les Russes mesurent la température varie, pendant quatre mois de l’hiver, de quarante à quarante-neuf degrés. Malgré la rigueur du froid, l’homme n’éprouve d’autre incommodité que la toux et le rhume, et les indigènes ne cessent pas de sortir et même de voyager. Dans les endroits que frappent les rayons du soleil, la chaleur n’est pas moins excessive en été que le froid en hiver ; alors on ne peut plus se remuer ; il est impossible de marcher nu-pieds sur le terrain sablonneux. Aussi les Yakoutes se passent ils de chaussures plutôt en hiver qu’en été. Le chaud est beaucoup plus préjudiciable que le froid à la santé de l’homme ; il cause des diarrhées de sang qui emportaient beaucoup de Yakoutes dans le temps que ceux-ci vivaient de lait en été. Il est à regretter que les médecins russes ne connaissent aucun remède pour guérir cette maladie.

Le pays des Yakoutes est tellement étendu, que la température est loin d’être la même partout ; à Olekminsk, par exemple, le blé réussit très-bien, parce que la gelée blanche y arrive plus tard ; à Djigansk, au contraire, la terre ne dégèle qu’à deux empans de profondeur ; la neige y tombe dès le mois d’août.

La population yakoute s’élève à cent mille hommes, et au double si l’on compte les femmes. Ils sont tous baptisés selon le rite russe, à l’exception de deux ou trois cents peut-être ; ils pratiquent les commandements de l’Église ; ils se confessent annuellement, mais peu d’entre eux reçoivent la communion, parce qu’ils n’ont pas coutume de jeûner. Ils ne sortent pas le matin avant d’avoir prié Dieu, et ne se couchent pas le soir sans avoir fait leurs dévotions. Lorsque la fortune leur est favorable, ils louent le Seigneur ; quand il leur arrive du malheur, ils pensent que c’est une punition que Dieu leur inflige en punition de leurs péchés, et sans se laisser abattre, ils attendent patiemment un meilleur sort. Malgré ces louables sentiments, ils conservent encore quelques croyances superstitieuses et notamment la coutume de se prosterner devant le diable ; lorsque surviennent les longues maladies et les épizooties, ils font faire des conjurations par leurs chamans et offrent en sacrifice une pièce de bétail d’un pelage particulier.

Les Yakoutes sont de moyenne stature, mais on peut les regarder comme des hommes robustes ; leur visage est un peu plat, leur nez de grosseur proportionnée, leurs yeux sont bruns ou noirs, leurs cheveux noirs, lisses et épais ; ils n’ont jamais de barbe ; leur teint n’est ni blanc ni noir ; la couleur de leur peau change trois ou quatre fois par an : au printemps par l’effet de l’air, en été par celui du soleil, en hiver par celui du froid et de la flamme du feu. En automne ou à la fin de l’été, le travail de la fauchaison ou la disette les fait maigrir ; en été, avant la fenaison, ou à la fin de l’automne, l’abondance du lait, de

  1. Le thermomètre de Réaumur.