Page:Le Tour du monde - 02.djvu/188

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des siècles, leur stratification toutefois s’est ajustée au niveau de l’eau avec une précision mathématique. Ces roches sont percées de trous en tout sens, creusés, dans le but d’y nicher, par les kakatoès blancs, aussi bien que par d’autres oiseaux. Sur la saillie d’une de ces roches, fort près de l’eau et dans un voisinage très-solitaire, je ne fus pas peu surpris de voir un lapereau sautillant deçà et delà. Il faut croire que quelques sujets de cette espèce ont été mis en liberté en cet endroit par un naturaliste philanthrope, et qu’ils se sont multipliés.

Le onzième jour de notre navigation nous débouchâmes avec le fleuve dans le lac Alexandrina. Il est difficile de calculer la distance parcourue par la vapeur, tant à cause des innombrables méandres que décrit le Murray, qu’à cause des arrêts que l’on fait en route ; néanmoins on estime généralement la portion navigable du Murray à environ deux mille kilomètres, ce qui est suffisant, je pense, pour faire de ce fleuve un cours d’eau respectable.

Le lac Alexandrina, dans lequel il débouche, présente la plus belle nappe d’eau douce que j’aie jamais vue. Car, agitée comme elle l’était sous l’effort d’un vent qui soufflait assez rudement pour tourner le cœur à qui n’avait pas pied marin, on l’eût prise pour tout autre chose qu’un bassin continental. Il mesure quarante à cinquante milles de long sur douze à quinze de large, et ses bords s’abaissent et s’effacent à l’horizon de manière à rappeler les grèves de la mer.

Goolwa, qui commande l’entrée et la sortie du Murray, est le point de cette navigation intérieure le plus rapproché d’Adélaïde ; c’est une ville naissante de peu d’étendue et sans prétentions. Au port Elliot, situé dans la baie Enconter, il y a une voie ferrée fort bien faite, qui dessert à bon marché les navires en chargement pour l’exportation, ainsi que ceux qui apportent à la colonie les produits du dehors. Cette voie ferrée mérite d’être étudiée ; elle traverse sept milles de pays assez favorables à sa construction, qui est formée de rails de fer placés sur des traverses de bois. Elle est desservie par des chevaux. Deux de ces animaux peuvent y mouvoir quatorze tonnes au trot, et elle n’a coûté que quarante-sept mille francs par kilomètre.

… C’est dans le trajet de ce port à Adélaïde, trajet que je fis non par la grande route, mais à petites journées, à travers champs et avec force zigzags, comme un homme venu de loin pour étudier le pays, que je tuai pour la première fois un kanguroo rouge (macropus giganteus), tout à la fois le plus grand spécimen de son espèce et le plus grand animal de l’Australie ; il est aussi le plus rare. Quand les chiens approchent d’une bande de ces animaux, le vieil homme, comme l’appellent les Bushmen, c’est-à-dire le plus vieux mâle, s’arrête, s’appuyant contre un tronc d’arbre, s’il s’en trouve dans le voisinage, et se tenant dressé sur ses jambes de derrière, il attend tranquillement l’attaque. Il est peu de vieux chiens qui osent se lancer franchement sur lui, car les kanguroos se servent si habilement de leurs pieds de derrière qu’un chien qui attaque sans précaution vient s’y embrocher comme sur un épieu, et se trouve rejeté au loin, le ventre ouvert et les entrailles pendantes. Ces kanguroos sont si vigoureux que, s’il se trouve une mare dans le voisinage, ils saisissent les plus gros dogues entre leurs pattes antérieures, et bondissent à l’eau où ils piétinent le chien jusqu’à ce qu’il soit noyé. Dans l’occasion dont il s’agit, j’étais en chasse avec une laisse de chiens superbes, dans le Bush qui couvre les falaises de la presqu’île d’York, entre les golfes Spencer et Saint-Vincent. Mes chiens firent lever un forestier rouge, le plus grand que j’aie jamais vu. Pendant trois kilomètres environ, nous eûmes une chasse splendide ; ayant alors fait face aux chiens, mon vieux kanguroo en éventra un, puis se dirigea en droiture vers la grève ; il y avait bonne brise nord ; Fango, un énorme griffon au poil rude, pressait le kanguroo qui filait toujours vers la mer ; j’étais bien loin de penser au parti qu’il allait prendre. À mon profond étonnement, mon vieil homme de la falaise, peu élevée à l’endroit où il se trouvait, saute sur la plage, traverse résolûment le ressac qui battait violemment la côte ; Fango le suit, se jette à l’eau. Aussitôt en dehors du ressac, le kanguroo ayant la tête et les épaules hors de l’eau se retourne, et attend, calme et tranquille, mon chien qui nageait courageusement pour l’atteindre. Il savait bien ce qu’il faisait, le vieux rusé ; il avait l’œil sur Fango, et avant que celui-ci eût pu lui sauter à la gorge, il le saisit avec ses pattes antérieures, le tenant très-soigneusement sous l’eau. Ceci se passa en moins de temps que je ne mets à l’écrire. L’air grave et tranquille du vieil homme passe tout ce qu’on peut imaginer ; je ne puis mieux comparer son occupation qu’à celle d’une blanchisseuse plongeant et replongeant dans l’eau son linge qui remonte toujours à la surface. Mais cela ne pouvait durer ; mon chien allait se noyer ; j’entrai sans hésiter dans le ressac, tenant un fusil élevé le plus possible au-dessus de ma tête pour le garantir de l’eau : je ne pouvais, du reste, tirer que de très-près, n’ayant que du plomb dans mes canons. Je m’avançai tant que je pus, j’avais de l’eau jusque sous les bras, quand je me décidai à tirer ; j’ajustai soigneusement, mais sans aucun résultat que de changer la scène. Le kanguroo abandonna mon chien et vint à moi, bondissant et éclaboussant. « Attention ! pensai-je, si je ne te tue pas, tu me noieras. » Je gardai mon fusil à l’épaule, l’attendant très-sérieusement, je vous assure, et quand il fut assez près, si près qu’il touchait mon canon, j’appuyai le doigt sur la gâchette : il tomba roide mort. Fango, remis de son bain un peu forcé, m’aida à amener le vieil homme sur la plage, et ce ne fut pas sans peine.


La colonie de l’Australie du sud. — Adélaïde. — Culture et mines.

En visitant la colonie de l’Australie du sud, je m’attendais à y rencontrer l’association d’une industrie intelligente avec de sérieuses applications pratiques, le tout sans les détails insignifiants, inséparables d’une communauté restreinte. J’avais connu, pendant nombre d’années, de très-intelligents colons de ce pays qui m’avaient