Page:Le Tour du monde - 02.djvu/254

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Le visage pâle, répondis-je, n’a point déclaré la guerre ; il a, au contraire, été attaqué, et il s’est défendu.

— Alors, ajouta-t-il, qu’il montre la blessure que lui a faite son agresseur.

— Je n’ai pas reçu de blessure, mais j’ai dû en faire une pour sauver ma vie.

— Le visage pâle n’avait pas ce droit ; après avoir été brave devant l’ours gris, il devait être clément et fuir devant les flèches du Timpabache qui ne l’eussent pas atteint. Il a versé le sang, son sang doit être versé. Le grand chef le Serpent à cornes et son conseil pensent que le visage pâle a mérité la mort. »

À ces mots l’Indienne prononça quelques paroles que je ne compris pas, et, soulevant la peau d’ours qui formait la portière de la hutte du conseil, elle s’éloigna. Après son départ, un nouveau conciliabule s’éleva dans le conseil des chefs ; je crus un moment que les avis étaient partagés sur mon sort ; mais bientôt, tranchant définitivement la question, le premier chef se fit apporter de nouveau le tomahawk de guerre, me le posa sur la tête en prononçant quelques paroles en langue indienne, les yeux fixés sur l’image du soleil dont j’ai déjà parlé plus haut. Je compris que mon arrêt de mort venait d’être prononcé.

Je songeai à la patrie et aux êtres chers auxquels il faudrait dire un éternel adieu.

Au fond de la hutte existait le tronc d’un chêne auquel je fus attaché par le cou au moyen d’une forte corde de cuir, fixée elle-même à un anneau d’or massif, dont le poli intérieur faisait supposer qu’il avait servi à plus d’une victime. On apporta une botte de joncs secs sur lesquels plusieurs Indiens se couchèrent en fumant et en fredonnant une complainte de mort qui finit par m’endormir, accablé que j’étais par la fatigue, l’émotion et la faim, car il m’avait été impossible de la rassasier avec un morceau de galette de gland doux cuite sous les cendres que mes gardiens m’avaient offert lors de leur repas du soir.

… Deux jours et deux nuits se succédèrent sans apporter de grands changements à ma situation.

Dans la matinée du troisième jour, mon attention fut attirée par un tumulte inaccoutumé de voix, d’allées et venues dans le camp. Pendant la nuit, j’avais été constamment tenu éveillé par un pressentiment sinistre ; bientôt les quatre chefs se présentèrent majestueusement équipés, suivis par une centaine de guerriers, la chevelure ornée de plumes d’aigle ; les uns étaient armés d’arcs et de boucliers de bois dur recouvert de peau d’ours gris peinte de diverses couleurs, et d’autres de fusils à silex. On remit au grand chef le tomahawk de guerre dont j’ai déjà parlé, et il ouvrit la marche funèbre. On me délia les jambes, et je fus conduit la corde au cou hors de la hutte ; je compris que l’heure de ma mort était venue.

En vrai soldat, je me résignai et marchai avec toute la fierté et l’assurance que mon âme put obtenir de ma chair émue. Arrivés hors de la hutte, les Indiens de mon escorte montèrent sur des chevaux magnifiquement caparaçonnés de peaux d’ours, de tigres et de bisons ; tous avaient appendu aux mors de leur bride des chevelures à plusieurs desquelles adhérait encore la peau de la tête ou même le crâne.

L’immense prairie qui entourait les wigwams des Timpabaches était couverte d’Indiens. J’eus bientôt découvert, à la diversité de leurs accoutrements et à leur nombre, qu’il y avait là plusieurs tribus réunies ; je fus conduit au centre de cette savane par mon escorte de guerriers, qui tous, armés de leurs tomahawks, avaient beaucoup de peine à éloigner la masse populaire que la curiosité jetait sur mon passage.

Au milieu de la prairie s’élevait une espèce de monticule de gazon, surmonté par le tronc d’un jeune chêne fourchu ; c’était le poteau de la guerre ; j’y fus immédiatement attaché par les mains et les pieds.

J’étais dans cette position depuis quelque temps, quand le grand chef s’avança vers moi, accompagné d’un personnage qui, bien qu’affublé à la manière indienne, avait cependant le type européen. C’était un homme de soixante-cinq ans environ, à la taille haute et au torse robuste. Il portait une barbe rousse très-longue, contre l’habitude des Indiens qui se l’arrachent ; ses vêtements en peau de panthère non tannée ajoutaient encore à sa physionomie sauvage ; il portait un rifle en bandoulière, une hache et un revolver dans la ceinture.

« Le grand chef des Timpabaches ici présent, me dit-il en bon anglais, me charge de vous dire qu’il vous a condamné à mort ; sa sagesse lui a conseillé cette résolution pour plusieurs motifs : le premier et le plus concluant est votre qualité d’Américain ; le second est la blessure mortelle faite par vous sur le territoire des Timpabaches à un Indien de sa tribu. En considération, cependant, du bien qu’il a entendu raconter de vous, il veut bien vous faire grâce des supplices qui sont dus à de tels actes, châtiments cruels que je n’approuve pas et auxquels, moi, Indien de cœur et Anglais de nation, je me serais opposé probablement.

— Je vous remercie, lui dis-je, de ce sentiment qui vous honore, mais dites bien au grand chef qu’il se trompe quant à ma nationalité : je ne suis point Américain ; et, si j’ai blessé un de ces Indiens, ce n’a été qu’à mon corps défendant, et poussé à bout par son ingratitude envers moi qui l’avais sauvé lui et sa famille de la dent et des griffes de l’ours gris. Du reste, n’est-il pas dans la nature de l’homme de défendre son existence quand elle est menacée ? »

Sans me répondre directement, mon étrange interlocuteur reprit :

« Sir, votre position m’attriste beaucoup, n’avez-vous donc pas une famille à regretter, une femme, une mère, une sœur, qui pleureront votre mort ?

— Oui, répondis-je, et tous éprouveront une douleur profonde quand ils ne me verront pas revenir au foyer de mes pères ; mais au moins ignoreront-ils où et comment j’aurai perdu l’existence ; à part cela, la mort ne m’effraye pas, le malheur m’a appris à la mépriser. Quand je me décidai à faire cette excursion au delà des montagnes Rocheuses, j’étais déterminé au sacrifice