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s’occupaient d’agriculture, et quelques-uns de charmer les nuages pour attirer la pluie. Des baobabs, des palmyras, des tamarins, des sycomores[1] s’élevaient du milieu des massifs, entretenus par la rosée ; des tourterelles gémissaient sur les branches, des pintades émaillaient la prairie ; le pipit babillait dans les chaumes ; la plus mignonne, la plus jolie des hirondelles rasait la terre, et opposait son vol rapide aux orbes du vautour. Des bandes de zèbres, des troupeaux d’antilopes regardent curieusement la caravane, et, terrifiés tout à coup, bondissent et s’enfuient comme dans un rêve. Au détour du chemin, nous tombons au milieu d’une masse de roseaux fétides, et le sentier, perçant le fouillis des jungles, traîne ses replis tortueux vers le Myombo, qui vient des highlands du Douthoumi. En sortant d’un hallier, nous trouvons les débris d’un village ; les huttes en sont fumantes ; le sol est jonché de filets, de tambours, d’ustensiles. Deux spectres, cachés dans les broussailles, errent aux environs de ces ruines, où la veille était leur demeure, et qu’ils n’osent plus visiter : le démon de l’esclavage règne dans cette solitude qu’il a faite.

Sycomore africain. — D’après Burton.

« La rosée nous transit ; la fange du sentier permet à peine de se soutenir, et bêtes et gens sont affolés par la morsure d’une fourmi noire qui a plus de vingt-cinq millimètres de longueur ; sa tête de bouledogue est pourvue de mâchoires puissantes qui lui donnent la faculté de détruire les rats, les serpents et les lézards. Elle habite les lieux humides, creuse ses galeries dans la vase, infeste les chemins, et, comme toutes ses congénères, elle ne connaît ni la crainte ni la fatigue. Rien ne peut lui faire lâcher prise lorsque, ramassée sur elle-même, elle vous tord les chairs et vous transperce de ses mandibules, qui vous lardent comme une aiguille rougie. La tsétsé habite ces jungles ; nous la rencontrerons jusqu’au bord du Tanganyika, et son suçoir aigu traverse la toile de nos hamacs. Le nombre de nos ânes diminue rapidement ; nos bagages sont moisis, les provisions manquent, la maladie s’aggrave ; c’est tout ce que nous pouvons faire que de nous tenir sur nos montures ; bientôt il faudra qu’on nous porte. »

Au bout de huit jours, la caravane ayant gagné la Roubého, troisième rampe de la chaîne de l’Ousagara, trouve un endroit salubre, à sept cent soixante mètres au-dessus des vallées pestilentielles ; plus haut la dysenterie et la pleurésie affectent les indigènes. Mais, excepté pour les termites, qui semblent n’être qu’une masse d’eau organisée, la sécheresse ne permet pas qu’on y séjourne. Il faut poursuivre sa marche ; la lune est levée depuis longtemps lorsqu’on arrive exténué, la figure lacérée par les épines, les membres coupés par le tranchant des herbes, les pieds rompus et foulés par les chutes au fond des trous de rats et d’insectes.

Le jour suivant, on fait encore double étape, et l’on gagne le bassin d’Inengé, un entonnoir ou s’engouffrent tantôt les rayons d’un soleil dévorant, tantôt les vents glacés qui passent au-dessus des crêtes brumeuses. « Tremblants de fièvre, saisis de vestige, nous contemplons avec abattement le sentier perpendiculaire : une échelle dont les racines et les quartiers de roche forment les degrés. Mon compagnon est si faible qu’il lui faut trois personnes pour le soutenir ; je n’ai encore besoin que d’un seul appui. Les porteurs ressemblent à des babouins escaladant les murs d’un précipice, les ânes tombent à chaque pas ; la soif, la toux et l’épuisement nous forcent à nous coucher, tandis que le cri de guerre retentit de colline en colline, et que des indigènes, armés de flèches et de lances, affluent comme un essaim de fourmis noires. Après six heures d’efforts inouïs, le faîte de la Passe terrible est gagné, et nous reprenons haleine au milieu de plantes aromatiques et d’arbrisseaux verdoyants. »

Le 12 septembre, nouvelle ascension, moins longue mais aussi rude ; elle conduit au sommet du Petit-Roubého, qui s’élève à dix-sept cent quarante mètres au-dessus du niveau de la mer, et qui forme la séparation des eaux de cette région.

Le surlendemain, commença la descente de la chaîne ; la piste borde une côte boisée, franchit une savane, émaillée d’arbres plus sombres que les ifs des cimetières. La vue s’étend sur des rochers, des crêtes, des ravins ; elle découvre l’Ougogo, et le désert qui le précède. Au couchant sont des plaines brûlées par le soleil ; une atmosphère épaisse et mouvante les fait ressembler à une mer jaune, parsemée d’îles, et zébrée par

  1. Le sycomore, dans l’Afrique orientale, est un arbre magnifique ; le tronc, composé d’une réunion de tiges soudées entre elles comme les piliers multiples d’une cathédrale, supporte une cime étalée dont le périmètre a quelquefois plus de cinq cents pieds ; dans l’Ousagara, au versant inférieur des montagnes, son lieu de prédilection, un régiment s’abriterait sous son épais feuillage.