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moitié est la plus sauvage, et l’on dit que, même en cet endroit, des hameaux de Ouakimbou s’élèvent tous les jours au nord et au sud de la route. C’est le 20 octobre que nous commençâmes le transit de ce plateau brûlant, dont la largeur est d’environ deux cent vingt-cinq kilomètres de l’est à l’ouest, et que nous apercevions depuis notre départ de Khokho. Dès les premiers pas, nous nous trouvâmes dans un fouillis de gommiers et de mimosas, auxquels se mêlent le cactus, l’aloès, l’euphorbe, une herbe rigide, que broutent les bestiaux quand elle est verte, et que brûlent les caravanes quand elle est sèche, pour favoriser la pousse nouvelle[1]. Le second jour nous atteignîmes le ravin de Maboungourou, déchirure profonde, jonchée de blocs de syénite, qui renferme parfois un torrent infranchissable ; même à l’époque de sécheresse où nous nous y arrêtâmes, elle contient des auges remplies d’eau de pluie, où les crustacés abondent, ainsi que plusieurs espèces de silures. On voit au midi cet horizon bleu qui ressemble à l’océan ; plus près de nous la preuve incontestable de l’action plutonnienne qui se révèle dans toute la partie orientale de l’Ounyamouézi, et qui se montre au nord jusqu’aux rives du lac Nyanza. Des roches en dos d’âne, ayant tantôt quelques mètres de circonférence, et tantôt plus d’un mille ; des masses coniques, des tours solitaires, formant de longues avenues, ou composant des groupes nombreux, quelques-unes, droites et minces, sont plantées çà et là comme des quilles de géants ; quelques autres, fendues par la moitié, surgissent de la plaine même, ou comme il arrive dans les formations gypseuses, elles hérissent de petites crêtes ondulées, formées de rocailles. L’une de ces aiguilles rendit, sous le choc, un son métallique, et de nombreux quartiers de roche, placés en équilibre, me rappelèrent la tradition des pierres branlantes. De loin, à travers le hallier, on croit voir des édifices de construction cyclopéenne, et quand la clarté de la lune se joue parmi ces roches couronnées de cactus, dorées par le soleil, zébrées de noir par la pluie, entourées de lianes rampantes, ces masses granitiques ajoutent puissamment à l’effet du paysage.

« Nous marchions depuis le matin ; c’était tout au plus si nous avions pris deux ou trois heures de repos ; l’ombre des collines s’allongea sur la plaine, le soleil se coucha dans des flots de pourpre et d’améthyste, la lune argenta le réseau de brindilles et d’épines que déchire le sentier, nous franchîmes une clairière ; peut-être aurions-nous trouvé asile près d’un étang, où les grenouilles chantaient l’hymne du soir ; mais les cors et les cris des porteurs nous annonçaient toujours que nous étions loin de l’avant-garde. Enfin, doublant un amas fantastique de rochers, et franchissant une petite crête rocailleuse, nous trouvâmes à sa base un tembé, ou village quadrangulaire, près duquel brillaient les feux de la caravane.

« Jihoué la Mkoa, dont le nom signifie roche ronde (c’est là que nous étions arrivés), est la plus volumineuse des masses de syénite grise que l’on trouve dans ce désert. Son grand axe n’a pas moins de trois kilomètres, et le point culminant de son sommet, en dos d’âne, s’élève à quatre-vingt-dix mètres au-dessus de la plaine. On trouve de l’eau de mare au pied de son versant méridional ; des trappes à éléphants, recouvertes avec soin, entourent ces fosses, et le chef de nos garnissaires y disparut comme par magie.

« Le lendemain, en dépit de la fatigue de la veille, le chef de la caravane qui nous accompagnait proposa une marche forcée ; les nuages qui venaient de l’ouest présageaient de l’eau, et, disait-il, annonçaient l’approche de la grande masika, ou saison pluvieuse. Nous franchîmes donc la roche ronde, et, traversant une forêt parsemée de quartz, nous atteignîmes, après trois heures de marche, quelques villages nouvellement bâtis, où les caravanes s’approvisionnent à des prix fabuleux. Nous étions le 25 à Mgongo-Thembo, nouveau défrichement, où le commerce attire une population croissante ; il fallut s’y arrêter un jour ; plusieurs de nos gens ne pouvaient plus marcher, nos ânes ne se relevaient que sous le bâton, et nos mangeurs les plus intrépides aimaient mieux le repos que la nourriture.

« Le 27, nous atteignîmes une grande plaine tapissée d’un pâturage jauni, où l’avant-garde nous attendait, afin que la caravane apparût dans toute sa puissance. Nous traversâmes une clairière émaillée de grands villages, enclos d’euphorbe, entourés de champs de maïs, de manioc, de millet, de gourdes, de pastèques, et dont les nombreux troupeaux se rassemblaient autour des mares. Les habitants sortirent en foule de leurs demeures, vieux et jeunes se coudoyèrent pour mieux nous voir : l’homme abandonna son métier, la jeune fille suspendit son piochage, et nous fûmes suivis d’une escorte nombreuse, qui piaillait, criait, hurlait sur tous les tons. Les hommes presque nus, les femmes vêtues d’une courte jupe, de la taille à mi-cuisse, la pipe à la bouche et les mamelles flottantes, frappaient sur leurs houes avec des pierres, demandaient des colliers, et manifestaient leur surprise par un feu roulant d’exclamations aiguës : spectacle dégoûtant fait pour vous rendre anachorète.

« Enfin le kirangosi agita son drapeau rouge, et les tambours, les cors, les larynx de ceux qui le suivaient commencèrent un affreux charivari. À mon grand étonnement (j’ignorais que ce fût la coutume dans cette province), le guide entra sans façon dans le premier de ces villages, et y fut suivi de tous les porteurs. Chacun se

  1. Le sol de ce plateau est formé d’un détritus de quartz jaunâtre, que blanchit parfois du feldspath réduit en poudre. Dans les endroits fertiles, la couche supérieure est composée d’un terreau brun, parsemé de galets ; et près des crevasses et des torrents abonde un conglomérat siliceux d’origine moderne. Sur les plis du terrain, et dominant les arbres, reposent des blocs de granit et de syénite que l’on aperçoit de Mdabourou. Les eaux y prennent leur pente vers le midi ; elles s’y accumulent dans des étangs peu profonds, que la chaleur dessèche et transforme en gâteaux de vase. Le transit de cette plaine rayonnante et craquelée devient alors excessivement pénible pour les caravanes, et les animaux sauvages qui ne supportent pas la soif, tels que les éléphants et les buffles, y meurent en grand nombre a cette époque.