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les ans, jusqu’au centre de l’Afrique ; enfin Seïd ben Ali qui, la taille mince, les formes grêles, mais bien proportionnées, les traits fins, la barbe blanche, la tête chauve, surmontée d’un fez rouge, offrait le type accompli du vieil Arabe. Au lieu de nous conduire au tembé qui avait été mis à ma disposition, le guide alla tout droit chez un négociant indien pour lequel le Saïd de Zanzibar m’avait donné des lettres. L’Indien était absent, mais Snay ben Amir vint à ma rencontre, et m’installa dans la maison d’Abaïd, qui se trouvait en voyage. Après m’avoir laissé un jour de repos, afin que je pusse régler avec mes porteurs, dont l’engagement était fini, tous les marchands de Kazeh, au nombre de dix ou douze, vinrent me faire une visite.

Comme le Zoungoméro dans le Khoutou, l’Ounyanyembé est un lieu de réunion pour les trafiquants, et le point de départ des caravanes qui, de là, se répandent dans l’intérieur. Sa position au centre de l’Ounyamouézi (la célèbre Terre de la Lune), dont il forme le district principal, la sécurité relative qu’il offre à ses habitants, ont déterminé les Omanis à y fonder un entrepôt. Quelques-uns même y séjournent parfois pendant plusieurs années, tandis que leurs agents battent la campagne pour recueillir des marchandises.

« On m’avait prédit un mauvais accueil de la part de ces Arabes ; la façon dont ils me reçurent fut au contraire des plus encourageantes ; nous rencontrions enfin des cœurs de chair, après n’avoir trouvé que des cœurs de roche. Tout ce dont j’avais besoin, tout ce que j’indiquai, même d’une façon indirecte, me fut immédiatement envoyé, et la moindre allusion au payement aurait été considérée comme une injure. Snay ben Amir, surpassant tous les autres, joignit aux citrons, au café, aux douceurs que dans ce pays on ne trouve que chez les Arabes, deux chèvres et deux bœufs. Il avait commencé par être confiseur à Mascate, et à l’époque dont nous parlons, c’est-à-dire seize ans après ce début, il était l’un des plus riches négociants de l’Afrique orientale. Contraint par sa santé de renoncer à la vie active, il s’était fixé à Kazeh, où il remplissait les fonctions d’agent commercial et de procureur civil, et ses magasins d’étoffes, de rassade et d’ivoire, ses baracons à esclaves, composaient un village. D’une extrême obligeance, ce fut lui qui me procura des porteurs, qui les enrôla, qui se chargea de mes marchandises et fit tout préparer pour mon départ ; enfin je dois à sa conversation instructive, une foule de renseignements sur la contrée que j’avais à parcourir. Il avait navigué sur le Tanganyika, visité les royaumes de Karagouah et d’Ouganda, situés au nord du lac, et l’ethnologie, les mœurs, les différents idiomes de cette région ne lui étaient pas moins familiers que ceux de l’Oman, son pays natal. C’était un homme pâle, entre deux âges, avec de grands traits, les yeux caves, le regard perçant, la taille haute, les membres décharnés : l’ensemble de Don Quichotte. Il avait beaucoup lu ; sa mémoire était miraculeuse, sa pénétration excessive, et sa parole d’une facilité, d’une élégance dont j’étais surpris et charmé ; bref, il était du bois dont on fait les amis ; généreux et discret, à la fois plein de courage et de prudence, toujours prêt à risquer sa vie pour sauvegarder l’honneur, et ce qui est rare en Orient, aussi honnête que brave.

« Les Omanis ont, dans l’Ounyanyembé, une existence beaucoup plus facile et plus large qu’on ne pourrait le croire ; leurs maisons, bien qu’à un seul étage, sont grandes et solidement construites ; leurs jardins spacieux et bien plantés ; on leur envoie régulièrement de Zanzibar, non-seulement tout ce qui est nécessaire à la vie, mais une quantité d’objets de luxe. Ils vivent au milieu d’une foule de concubines et d’esclaves parfaitement dressés au service ; d’autres esclaves de toutes les professions leur viennent de la côte avec les caravanes ; et comme en Orient les hommes les mieux élevés savent tous manier l’aiguille, il est rare que le besoin d’un tailleur se fasse sentir à Kazeh.

« L’habitation des Arabes, dans la Terre de la Lune, est tout simplement le tembé africain, modifié d’après les exigences de la vie musulmane. La verandah profonde et ombreuse, qui en ceint l’extérieur, abrite une large banquette où les hommes vont jouir de la fraîcheur du matin et de la sérénité du soir ; c’est là qu’ils font la prière, qu’ils travaillent et qu’ils reçoivent leurs connaissances ; sous la verandah est une porte semblable à une herse, qui donne accès dans un vestibule, où deux divans en terre battue, ayant des coussins de même matière, composent tout le mobilier ; des nattes en recouvrent l’argile et sont remplacées par des tapis lorsqu’on attend des visites. Un couloir, qui tourne immédiatement pour tromper le regard des curieux, conduit de ce vestibule dans une cour, entourée de chambres et qui, chez les indigènes, est fermée par une estacade ou une palissade de roseaux. Pas de fenêtres à ces chambres, où l’air pénètre seulement par de petits œils de bœuf, qui au besoin font l’office de meurtrières. De la pièce d’honneur, où couche le maître du logis, on passe dans une salle complètement noire qui sert de magasin ; le harem et les servitudes complètent ce genre d’habitation, le plus triste assurément qu’ait inventé les hommes. De l’intérieur des cellules qui le composent, le regard n’aperçoit que des murailles, et la petite cour où l’eau ruisselle durant la saison des pluies. Pendant le jour, une clarté douteuse contraste péniblement avec le rayon qui jaillit de la porte ; et le soir il n’est pas de luminaire qui puisse éclairer ces murs terreux, gris ou rougeâtres. On y suffoque, ou l’on y subit les rafales du vent qui s’y engouffre. Chez les indigènes, la toiture laisse passer l’eau, et chaque solive du plafond, chacune des fentes de la muraille est habitée par des myriades d’insectes.

« Toutefois, pour des hommes qui vivent sous la verandah, et qui ont introduit le luxe dans la partie qui leur est personnelle, on conçoit que le tembé ne soit pas désagréable ; je me suis trouvé fort bien dans celui d’Abaïd ; et maintenant que le lecteur me sait confortablement installé à un jet de pierre de mon ami Snay ben Amir, il ne sera peut-être pas fâché d’avoir un aperçu des chemins que nous avons suivis pour en arriver là. Depuis son enfance, il entend parler des chameaux, des litières, des mules ou des ânes qui composent une cara-