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Vercors et des Échevis le voyage de Pont-en-Royans. Cette route serait à elle seule une des merveilles du Dauphiné, quand bien même les gorges qu’elle traverse ne mériteraient pas une égale admiration.

Le pont de Pont-en-Royans franchi, on gravit une rue étroite, pittoresque, à l’extrémité supérieure de laquelle on découvre, en se retournant, l’ancienne capitale du Royannais dominée par les ruines de son vieux château. La route redescend alors dans une petite vallée que la Vernaison ravage trop souvent, comme pour donner une dernière preuve de sa force avant de mêler ses eaux à celles de la Bourne. Cette vallée traversée, on en remonte la rive gauche à travers d’agréables vergers, et bientôt on aperçoit en face de soi, au-dessous d’un vaste cirque de montagnes chenues, l’ouverture ou plutôt la sortie des Petits-Goulets qu’on ne tarde pas à atteindre. Le torrent s’élance, en formant une petite cascade, d’une fente étroite entre deux parois de roches calcaires presque perpendiculaires, dont quelques maigres bouquets d’arbustes, venus on ne sait comment sur la pierre, font ressortir les teintes grisâtres. Pour faire passer des voitures dans ce défilé où l’homme n’avait jamais mis le pied, les ingénieurs ont dû employer le pic et la mine, et percer la montagne. Cinq tunnels, longs de soixante-dix mètres, soixante-quinze mètres, vingt-cinq mètres, soixante-quinze mètres et quarante-cinq mètres environ, s’y succèdent à des distances inégales. Dans les intervalles la route est en certains endroits protégée contre les éboulements des parois supérieures par le rocher qui surplombe, taillé en forme de berceau. De ces galeries, on voit, à cent cinquante mètres au-dessous de soi, la Vernaison dont les eaux rapides et écumeuses continuent à creuser leur lit profondément encaissé. Sur la rive opposée se dresse une montagne calcaire, non moins curieuse par ses formes que par sa couleur, et dans laquelle s’ouvre une sorte de grotte naturelle d’une configuration singulière. Au delà du quatrième tunnel on est sorti de la gorge des Petits-Goulets pour entrer dans cette vallée d’Échevis qui, avant le percement de la route actuelle, ne pouvait communiquer que par les montagnes avec les vallées voisines. Ce n’est pas un paradis terrestre assurément ; elle est même un peu trop nue ; mais, au débouché de ce défilé rocheux, et toujours un peu sombre bien qu’il soit assez large, on revoit déjà avec plaisir le ciel et la verdure. Les premières pentes de la vallée sont couvertes de champs et de vignes, parsemées de mûriers, de châtaigniers et de noyers. On y désirerait plus de gazon et plus d’arbres. Au-dessus des terrains cultivés s’étendent de vastes forêts dominées par des rochers à pic, que couronnent çà et là des bouquets de sapins. L’ensemble est gracieux mais un peu froid.

Après être descendue par une pente douce au bord de la Vernaison, la route traverse ce torrent sur un pont de pierre d’une seule arche, puis monte aux Grands-Goulets le long et au-dessus de la rive droite. La longueur de cette rampe est de cinq mille cinq cents mètres ; sa pente moyenne de cinq centimètres par mètre. À quinze minutes du pont se trouvent le presbytère et l’église, entourés de quelques maisons. Les autres habitations de la commune, assez éloignées l’une de l’autre, se cachent sous les arbres à fruits qui les protégent pendant l’été des rayons trop ardents du soleil. Les figues y mûrissent en plein vent et la vigne exposée au midi y produit un vin estimé. En gravissant cette longue rampe, presque toujours tracée en zigzag, on découvre sous tous ses aspects la vallée d’Échevis, dont le calme profond, et l’isolement complet, maintenant plus apparent que réel, font rêver une longue retraite dans ses solitudes les plus boisées avec un petit nombre d’amis préférés.

Quand on a atteint le dernier lacet, à une hauteur de six cents mètres environ au-dessus de la mer, de trois cents mètres au-dessus de la sortie des Petits-Goulets, on commence seulement à apercevoir l’entrée des Grands-Goulets, car la vallée, dans sa partie supérieure, incline légèrement à l’est. Le paysage prend alors un caractère plus grand et plus alpestre. Toute culture a disparu. D’immenses parois de rochers, ici grises, là jaunâtres, dominent la route d’où l’on découvre comme d’une terrasse la Vernaison qui se brise en écume à une grande profondeur contre les blocs de pierre qui interceptent son cours. Sur la rive gauche, de beaux massifs de pierre, aux formes et aux accidents bizarres, se dressent presque à pic au-dessus de bois escarpés. Avant de pénétrer dans la gorge mystérieuse dont on ne voit encore que l’ouverture, il faut traverser un premier tunnel de soixante mètres environ de longueur. Ce souterrain est précédé et suivi de remarquables travaux d’art. Sur ce point, en effet, le rocher surplombait tellement que toute base manquait aux ingénieurs ; ils durent donc creuser dans cette paroi, — plus éloignée et son extrémité inférieure qu’à son extrémité supérieure de la paroi qui lui fait face, — des trous profonds destinés à recevoir les barres de fer qui supportent le tablier de la route, espèce de pont latéral ainsi suspendu sur l’abîme. Tout en admirant l’œuvre de la nature, on ne peut s’empêcher de songer avec émotion à l’audace et à l’adresse qu’ont déployées dans ce curieux passage les ouvriers mineurs pour accomplir la tâche difficile et périlleuse dont ils s’étaient chargés. On les descendait du haut de la montagne au fond, ou plutôt au milieu, du précipice, avec des cordes auxquelles étaient attachés deux bâtons en croix qui leur servaient de siége. Sur ce frêle support, ils flottaient en. l’air comme des moucherons suspendus a un fil, et se balançaient au-dessus du torrent, essayant d’atteindre, dans un de leurs élans, sous l’espèce de grotte que formait le rocher, une aspérité assez saillante pour qu’ils pussent s’y cramponner. Après avoir ainsi conquis, au risque de leur vie, une base solide d’opérations, ils y plantaient un crochet de fer auquel ils s’amarraient, et commençaient aussitôt à creuser des trous de mines. « Les mineurs qui préparaient ainsi les chantiers avaient acquis une telle habitude de ce genre de travail, a dit un des ingénieurs, que, vers la fin de l’entreprise, ils ne prenaient même plus la peine, quand ils avaient mis le feu à une mèche, de faire remonter la corde à laquelle