Page:Le Tour du monde - 02.djvu/399

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tions et de vos conseils pour reprendre confiance en la bonté du Tout-Puissant et se raffermir dans la voie du devoir ? Évidemment non. Comment choisir, d’après leur apparence extérieure, à moins d’être doué d’une intuition divine, entre tous ceux qui se présenteraient sous un prétexte ou sous un autre ? Laisseriez-vous mourir de fatigue, de froid, de soif et de faim, sous les murs du monastère, le voyageur que la tempête, si fréquente dans vos montagnes, aurait surpris au milieu des forêts voisines, et qui, après avoir longtemps erré à travers les sapins, arriverait mouillé jusqu’aux os, épuisé d’émotions et d’efforts, mourant d’inanition, à l’asile où l’aurait guidé une lumière libératrice ?… Je comprends et je respecte votre silence. Si vous n’osez pas me répondre, c’est que dans ces diverses circonstances, vous ouvririez votre demeure et votre cœur à tous ceux qui solliciteraient de votre bonté, de votre dévouement, un secours physique et moral. Écoutez le court récit que je vais vous faire et vous reconnaîtrez avec moi que vos successeurs sont vraiment dignes de vous.

Il y a quelques années, la cohue de badauds que l’on rencontrait déjà sur cette route, alors ouverte seulement aux piétons et aux bêtes de somme, avait fini par m’impatienter. Cette foule vulgaire, qui ne sait ni regarder ni comprendre la nature, ou qui n’a aucun sentiment religieux, et qui monte à la Grande-Chartreuse comme elle irait au parc d’Asnières, uniquement parce que c’est la mode d’y monter, me donnait des crispations de nerfs dont je soufrais trop pour pouvoir admirer les magnifiques tableaux que formaient, sous mes yeux ravis, les arbres, les rochers, la route et le torrent. Je résolus de chercher, pour mon pèlerinage annuel, un chemin moins fréquenté, fût-il moins beau. Un de mes bons amis du Dauphiné, le docteur E…, m’offrit de me conduire par les cols de la Charmette et de la Cochette. « Nous étions sûrs, me dit-il, de jouir, dans une solitude complète, des innombrables beautés de ce passage ; car ce chemin, presque inconnu, est peu fréquenté, et le col escarpé de la Cochette ne peut être escaladé que par des piétons exercés aux courses de montagnes ; les mulets ne sauraient y passer. » Je m’empressai d’accepter. Nous partîmes donc, accompagnés de sa femme et de ses deux filles. Malheureusement le docteur, qui est la personnification du dévouement, avait cru devoir sacrifier une partie de sa matinée à une pauvre femme malade. Il était neuf heures quand nous quittâmes le village de Saint-Robert, situé sur la route de Lyon, à six kilomètres de Grenoble, pour monter à Proveysieux. Plus malheureusement encore, nous rencontrâmes le curé de ce dernier village, et, malgré les protestations du docteur, qui avait déjà fait plusieurs fois cette belle course, il persuada à Mme E… que trois heures devaient nous suffire pour aller à la Grande-Chartreuse ; or, il nous en fallait au moins encore sept. On se reposa trop souvent pour jouir des paysages charmants et variés que nous offrit le chemin : là, un ruisseau qui bondissait de roche en roche, sous des arbres touffus, ou qui serpentait mélancoliquement à travers une jolie prairie ; ici, des grottes nombreuses, percées dans les flancs arides d’une montagne chenue ; derrière nous, au delà de la longue et gracieuse vallée de Proveysieux, entre le casque de Néron et Rochepleine, tout un monde de cimes lointaines ; plus loin, au-dessous du col de la Charmette, un hardi promontoire de rochers tout couvert de sapins séculaires, comme l’abîme imposant qu’il domine ; plus loin encore, un petit vallon solitaire, dont les herbes et les fleurs s’élevaient jusqu’à la ceinture. La montée du col de la Cochette fut un peu pénible. On se reposa ; puis il fallut gravir une aiguille voisine pour découvrir un splendide point de vue. Au sortir des forêts, ou le sentier est fort roide, on rencontre une si ravissante prairie qu’on est toujours tenté de faire une courte halte sur ses épais tapis de gazon. D’ailleurs n’est-il pas nécessaire d’achever ses provisions ? À quoi bon se fatiguer plus longtemps à les porter ? N’aperçoit-on pas les clochers du monastère ? Le jour commence à baisser ! Qu’importe ? le couvent est en vue ! pourquoi se presser ? Nous ne hâtâmes donc point le pas, et, quand nous atteignîmes les prairies de Vallombrée, la nuit y était aussi arrivée. Nous avions à traverser, pour descendre au Guiers, une épaisse forêt de sapins. À peine nous fûmes-nous engagés sous cette voûte sombre que le sentier nous manqua. Nous nous jetâmes sur la gauche, afin de ne pas prendre à droite un chemin qui devait nous conduire à la porte du désert. Le lit alors desséché d’un torrent nous parut être le sentier que nous cherchions. Nous le descendîmes, mais nous ne tardâmes pas à reconnaître notre erreur ; car nous étions obligés de nous laisser glisser de bloc en bloc, et nous entendions déjà, à l’extrémité inférieure de ce couloir escarpé formé par les eaux, le Guiers se briser avec un fracas étourdissant contre les rochers qu’il roule depuis des siècles. L’obscurité était profonde ; le froid devenait très-vif. Notre inquiétude croissait de minute en minute. Que faire ? Continuer à descendre, c’était se vouer à une mort presque certaine ; remonter jusqu’à la prairie, il n’y fallait pas songer. Nous eûmes un moment l’idée de bivaquer, mais nous n’avions ni vivres pour ranimer nos forces épuisées, ni vêtements pour nous garantir de l’humidité glaciale de la nuit, et nous étions déjà affamés et tout mouillés de sueur. Une simple halte eût été surtout pour les deux jeunes filles un véritable danger.

En vain j’appelai du secours de toutes mes forces ; en vain je fis retentir tous les échos de la forêt d’un cri prolongé bien connu des montagnards. Le torrent qui menaçait de nous engloutir répondit seul à mon appel. Je tentai un dernier effort ; abandonnant un moment mes compagnons, je me lançai résolument à travers les ténèbres dans la direction ou j’espérais retrouver le sentier perdu. Cette fois j’eus le bonheur de réussir, et bientôt nous fûmes tous cinq réunis dans la bonne voie. Mais le plus difficile restait encore à faire. Il fallait dans cette forêt même franchir le Guiers sur un vieux pont de pierre, construit en dos d’âne à une assez grande élévation au-dessus du torrent, et fort insuffisamment garni de parapets. Or, ce pont nous ne pouvions pas le trouver. Toutes