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et le silence formidable du néant. Les vrais voyageurs se sont justement moqués du lion du désert et autres images de la même force : on ne conçoit guère que le lion habite de préférence des lieux où il ne trouverait pas à croquer un scarabée.

Pour compléter la mise en scène, le vent fraîchit, des nuages de sable s’élèvent des montagnes couleur de cendre qui bornent l’horizon au nord, une nuée d’un rouge de brique, coupée par le panache blanc de la locomotive, enveloppe la terre et le ciel, des milliers de petits cailloux viennent grésiller contre les portières du wagon : c’est un coup de simoun qui nous arrive. Confortablement pelotonnés sur nos banquettes, nous sommes à l’abri des dangers du fameux vent-poison si redouté des caravanes ; mais à la place du danger, qui a au moins de belles émotions, nous avons les inconvénients vulgaires qui ne donnent que l’impatience. Le sable entre par nos portières closes, comme si elles étaient grandes ouvertes ; nos malles, bien fermées, sont remplies, nos vêtements en sont tout imprégnés. Les Arabes disent de ce sable « qu’il traverse la coque d’un œuf ». M. Du Camp affirme qu’il en a trouvé dans les rouages de sa montre fermée à double boîtier. Le spirituel voyageur aura probablement ouvert sa montre pendant le coup de vent, sans y faire grande attention.

Cependant la route devient sinueuse, et nous voyons se profiler sur notre droite la masse noire-violette du superbe Djebel-Attaka, dont le pied baigne dans la mer Rouge. Un quart d’heure après, nous nous arrêtons sur la grève même, en face du « transit », et nous courons, tête baissée, fouettés au visage par le sable, la pluie et les cailloux, nous réfugier à l’hôtel de France, sur la place du Marché aux grains. À l’extérieur, cet hôtel est une sorte d’échoppe arabe dont l’aspect ferait reculer le touriste le plus intrépide ; mais à l’intérieur, l’industrie de l’hôtelier actuel a créé une locanda assez confortable. Nous constatons avec une volupté plus aisée a comprendre qu’à décrire que la salle à manger, grâce à des croisées vitrées, est parfaitement à l’abri de tous les simoun possibles. C’est une particularité assez rare en Égypte pour être signalée, et au risque de paraître faire une réclame à l’hôtel de France, j’ajouterai que la table est satisfaisante et que les prix le sont encore plus.

Nous sortons pour jeter un coup d’œil sur la ville dont le nom, grâce à M. de Lesseps, retentit aux oreilles de tous les politiques européens depuis trois ans. Suez, sans le canal qui n’existe pas encore, mais qui y amène à flots des touristes anglais, des ingénieurs et des commerçants français, ne serait qu’une ruine fort désagréable à habiter. Elle a une enceinte irrégulière qu’un homme vigoureux renverserait à coups de pied, quelques habitations modernes confortables, toutes voisines de la gare et du port, notamment l’agence anglaise du transit (Peninsular company), quelques mosquées sans caractère monumental et deux ou trois places, dont la plus petite et la plus pittoresque est celle du Marché aux grains, dont j’ai pris le croquis joint à ces notes. À l’angle d’une ruelle qui mène au bazar, ruelle obscure et sale, mais d’un ton superbe pour un admirateur des effets vigoureux de lumière, s’élève une maison d’un riche négociant (grec, si je ne me trompe) aussi curieuse dans son genre que le sont chez nous les vieilles maisons de Gand ou de Nuremberg.

Une dernière curiosité de Suez, c’est la maison qu’habitait le général Bonaparte quand il vint à la mer Rouge. C’est une habitation qui fait face à la mer, sans aucun caractère monumental et que Clot-Bey trouva, il y a plusieurs années, en possession d’un brave musulman passionné pour la mémoire de son illustre locataire d’un jour. « Abounarberdi, dit-il au docteur, était assez puissant pour brûler toutes les mosquées ; il ne l’a pas fait ; que son nom soit béni ! Les rois du Garb (d’Occident) l’ont enfermé dans une île où il est mort ; mais on dit que la nuit son âme vient se poser sur le fil de son sabre. »

Suez a succédé à une ancienne ville romaine dont nous cherchons les ruines ; elles se réduisent à une grosse colline de sable et de poteries sans valeur archéologique, véritable Monte Testaccio égyptien appelé aujourd’hui la colline de Mouchelet-Bey, du nom d’un ingénieur qui y a établi sa tente. Pour nous dédommager, je propose à Georges une excursion aux ruines indiquées par la carte de M. Linant-Bey, comme étant celles d’une antique ville juive, à deux bonnes heures au nord-est et au delà de la baie. Des ruines juives ! Il y a de quoi affriander des amateurs même beaucoup plus étrangers aux antiquités hébraïques que M. de Saulcy. Nous voilà partis le matin, traversant le port à mer basse, et arpentant, les jambes nues, la vaste plage coupée de flaques limpides. Le but semble s’éloigner toujours ; ces plages unies sont si trompeuses à la vue. Nous nous décidons à rétrograder ; mais à la première flaque où je mets le pied, je constate un courant de menaçant augure… Il faut savoir que dans cette baie étranglée de Suez, la marée monte comme un vrai mascaret : on dirait nos grèves du mont Saint-Michel. Nous pressons le pas pour arriver en vue de la ville, de manière à pouvoir héler une barque. Si nous n’y réussissons pas, nous sommes rejetés vers le désert montagneux de la côte d’Asie, et cela peut devenir inquiétant. Georges se livre, sur le sort de l’armée de Pharaon, à des plaisanteries que je trouve un peu inopportunes ; mais tout en riant, il trouve un passage, et nous gagnons un îlot d’où nous hélons les barques du port. La canaille arabe qui encombre le divarf fait de grands gestes et semble discuter vivement la taille, l’âge et le sexe des deux êtres égarés sur l’îlot ; mais nul ne bouge. À un appel plus furieux, un batelier démarre sa barque, et met le cap sur nous. L’eau monte, l’îlot décroît, l’homme arrive… il n’est que temps. Nous sautons à bord : le fils d’Ismaël tend la main : « El felous, haouagh (l’argent, seigneurs) ! » Georges veut payer sans compter ; je trouve amusant de discuter le prix de notre sauvetage, et nous nous arrangeons à six piastres courantes (vingt-deux sols). On ne peut pas sauver les gens à meilleur marché.

Georges part le surlendemain pour remonter le Nil ;