Page:Le Tour du monde - 03.djvu/118

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chant aux mêmes heures, le conducteur arrive avec son fouet et les fait tirer ensemble. Le jeune bœuf humilié et maté devient bientôt aussi doux que son vieux compagnon.

Outre la chasse dans la plaine et sur la rivière, la chasse au kanguroo et la chasse à l’oiseau-lyre dans la montagne, nous avions à Dalry une chasse plus grande et plus émouvante, la chasse au taureau sauvage.

Les hautes montagnes dont nous étions environnés, les épais taillis dans lesquels le bétail pouvait s’enfoncer, nous causaient bien des embarras. C’était là que, dès longtemps avant nous, de jeunes vaches craignant de se voir enlever leurs veaux, les avaient emmenés avec elles ; acclimatées dans ces forêts elles ne les avaient plus quittées, leurs veaux étaient devenus grands et peu à peu ces montagnes s’étaient peuplées de bétail entièrement sauvage. Le voisinage de ces animaux avait un double inconvénient : premièrement, sans qu’ils nous fussent d’aucune utilité, ils venaient manger une partie de nos herbes et emmenaient en s’en retournant les plus sauvages de nos bêtes ; ensuite, comme une partie d’entre eux était des taureaux horribles, maigres, osseux, chargés d’épaisses cornes qui s’écartaient vilainement de chaque côté de leur tête, lorsqu’ils se mêlaient à nos troupeaux, ils abâtardissaient la race.

Pendant les grandes chaleurs de l’été, des bandes entières de ces wild-cattles descendaient le soir vers certains endroits profonds du Corondara et jusque sur les bords de la Yarra. Armés de nos fusils et de nos carabines, nous cherchions à les détruire. Ils étaient difficiles à tuer et ne tombaient que lorsqu’ils avaient été atteints au front ou au cœur. Quand une balle leur arrivait dans la tête plus bas que la ligne des yeux, ou dans le corps, ailleurs que près de l’épaule, ils ne faisaient que se secouer, labouraient la terre avec leurs pieds puissants, et, dès qu’ils nous apercevaient s’élançaient vers nous : il nous fallait fuir alors de toute la vitesse de nos chevaux.

Quelquefois nous rencontrions un de ces animaux écarté du reste du troupeau. Alors l’un de nous descendait de cheval et se cachait le fusil en main derrière un gros arbre tandis que l’autre allait exciter le taureau jusqu’à ce que celui-ci se décidât à lui donner la chasse. Fuyant devant lui, l’homme à cheval faisait passer l’animal furieux à quelques pas de l’arbre où il était attendu, et d’ordinaire le taureau roulait frappé au front par trois ou quatre chevrotines. J’en ai vu tomber la tête à terre, et par l’impulsion de leur masse lancée au galop, rester le cou replié et la tête prise, sous leur corps immobile.


Retour d’un de nos amis qui vient de faire un voyage de cinq cents lieues dans l’intérieur de la colonie avec un troupeau de deux mille têtes de bétail. — Récit de son voyage. — Passage du Nammoi avec ce troupeau. — Passage du Macquarie. — Arrivée sur les bords du Lachlan.

Nous étions tranquillement assis ou plutôt étendus sous la vérandah d’Yéring, fumant notre cigare après notre dîner, quand la vieille Flora, couchée à nos pieds, s’élança vers l’entrée du cottage, aboyant de sa voix la plus joyeuse, comme pour saluer l’arrivée d’un ami. C’était un ami en effet, Ernest Leuba, un de nos compatriotes, qui avait été longtemps employé chez mon frère et était parti six mois auparavant pour un grand voyage de Sidney à Adélaïde, par l’intérieur de la colonie. Le pauvre garçon était tellement maigri et brûlé du soleil, tellement noirci par le grand air, que nous fûmes quelques instants à le reconnaître.

« Comment ! c’est vous, Leuba, et à pied ! Où donc est votre cheval, et dans quel accoutrement nous arrivez-vous ?

— J’ai laissé mon cheval dans un ruisseau des plaines du Murray, nous répondit-il en riant et en nous rendant vigoureusement nos amicales poignées de main : quant à mon costume, donnez-moi la clef de ma malle, que je puisse aller me changer, et je vous raconterai mes aventures ensuite. Je suis bien heureux d’être arrivé, car j’ai cru vraiment, par moments, que je ne reverrais plus Yéring. »

Son costume était à peindre : un pantalon de toile bleue, une chemise de flanelle rouge ; et par-dessus le tout, une grande houppelande grise à brandebourgs, dans laquelle il aurait pu tenir deux fois. Un chapeau de feuilles d’arbre choux, chapeau classique des habitants du bush, disait toute une histoire d’immenses fatigues, de nuits passées sur la terre nue auprès du feu, de longues journées de route pendant les pluies froides de l’hiver.

Typoon arriva faisant force acclamations : Oh mister Luba — you very thin — you no plenty tschau-tschau and small sleep along bush — Oh mister Luba, dinner very good (Oh ! monsieur Leuba, vous bien maigre, vous pas bon dîner et court sommeil dans le bush. — Oh ! monsieur Leuba, ici très-bon dîner). Et déjà le bon Chinois mettait la nappe pour notre ami.

Certes il avait le droit d’être fatigué, d’être maigri ; car avec deux mille têtes de bétail, il venait de faire cinq cents lieues de marches et de contre-marches à cheval, et n’avait pas couché une seule fois dans un lit pendant cinq longs mois.

« On m’offrirait n’importe quoi pour recommencer ce voyage, nous disait-il pendant que nous vidions à son bon retour la meilleure bouteille de notre cave, on m’offrirait n’importe quoi pour le recommencer demain, que je n’accepterais pas. »

Et cependant, à l’heure où j’écris ces lignes en Europe, mon ami Leuba est en pleine mer, en route pour Melbourne, après une visite d’un an qu’il est venu faire en Suisse à sa famille. Il regrettait la vie du bush, et l’autre jour quand je lui demandai s’il pensait souvent au Macquarie, au Lachlan et au Murray : « J’y retourne, » me répondit-il.

Depuis l’arrivée de notre compatriote à Yéring, la conversation de chaque soir roulait sur son grand voyage. Il nous donnait tous ces détails qui font le charme de la conversation intime, mais qui échappent lorsqu’on veut laborieusement reconstruire et raconter ce qu’on n’a