Page:Le Tour du monde - 03.djvu/174

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Bergen, par sa position pittoresque, l’originalité de ses constructions et les mœurs de ses habitants, a une couleur locale très-prononcée ; un seul monument y fait tache, un hôpital pour la lèpre. Cette maladie horrible est assez fréquente dans la contrée ; elle est incurable et héréditaire dans certaines familles, bien qu’elle saute souvent une ou deux générations. La loi a cherché, et toujours en vain, à interdire les mariages avec ou entre lépreux.

La riche cité de Bergen avait disposé, pour fêter son prince, d’une somme de cent vingt mille francs ; vingt-huit plats gigantesques figuraient au dîner officiel, représentant les produits de toutes les parties du monde. Un spectacle suivait le gala, spectacle remarquable en ce sens que tous les acteurs étaient Norvégiens, détail dont les habitants n’étaient pas vains à demi, car c’était la première fois que cela s’était vu ; la carrière dramatique ayant jusqu’ici été regardée comme incompatible avec le caractère rude et sans souplesse des Norvégiens, était réservée uniquement aux Danois. L’essai me parut confirmer la justesse de la tradition, et je crois que les Norvégiens décidément ne figureront jamais, à leur avantage, sur d’autres planches que sur celles de leurs chantiers ou de leurs navires.

À Bergen, beaucoup de familles portent des noms germaniques ; le sang n’a pas gagné au mélange, et les bourgeoises ne sont point aussi jolies que les femmes du peuple. Par contre, on trouve ici plus de vivacité que clairs les autres ports norvégiens. C’est surtout au marché aux poissons qu’on peut en juger. Le spectacle qui s’y renouvelle deux fois la semaine est des plus divertissants. Les vendeurs se tiennent dans leurs bateaux, amarrés au bord d’un quai assez élevé, et offrent leur marchandise aux dames et aux cuisinières. La distance qui sépare les interlocuteurs nécessite une certaine élévation de voix, qui va sans cesse crescendo è rinforzando ; plus un pêcheur crie fort, plus ses voisins cherchent à le surpasser ; les acheteurs, de leur côté, crient pour se faire entendre ; de là un vacarme épouvantable au milieu duquel on ne peut distinguer une seule parole. Tout le monde se démène et gesticule avec une vivacité toute méridionale ; on se croirait sur le quai de Sainte-Lucie à Naples, ou dans la Bourse de Paris. Mais le costume des pêcheurs rappelle celui des lazaronis napolitains bien plus que la tenue d’un coulissier.

Mon hôte me proposa une promenade à sa maison de campagne, ou nous transporta un petit char de famille ; la route passe au pied des montagnes d’Ulrika et de Blaaman à travers un pays fort agréable ; en moins d’une heure nous étions arrivés dans un joli cottage dominant la plaine des manœuvres, ou la garnison défilait devant le vice-roi ; par delà s’étendait un panorama des plus pittoresques formé par la ville, son port, ses navires et le vieil Océan.

En rentrant nous fûmes assaillis par une pluie torrentielle, qui ne parut point gêner la société. « Ceci, me dit mon hôte, est le quotidien de Bergen ; sur les trois cent soixante-cinq jours de l’année, il y en à trois cent soixante de pluvieux ; et il serait fort malheureux qu’il n’en fût pas ainsi ; la couche de terre que nous a donnée la nature est si peu profonde que, si nous sommes par malheur quatre-vingts heures de suite sans une averse comme celle qui vous incommode dans ce moment-ci, tout sèche et dépérit dans nos jardins. »

Le port de Bergen ne gèle jamais, et ses communications par eau ne sont jamais interrompues, grâce au courant dit du golfe (gulf stream) qui amène sur les côtes de Norvège les eaux tièdes de la mer des Antilles. Par contre, les routes de terre sont, en hiver, impraticables. Pour traverser les montagnes, le voyageur doit alors être ferré à glace aux genoux, aux pieds et aux mains ; dans les passages les plus difficiles, le guide lui passe une corde autour des reins, et le devance en lui montrant le chemin.

Quelquefois cependant on peut faire la route à cheval ; cet animal acquiert dans les montagnes norvégiennes une agilité et une audace incroyables ; il franchit presque en dormant des ponts étroits et sans rampe jetés sur les abîmes ; quelques passages sont si escarpés que, pour en faciliter la descente aux chevaux, on a imaginé de leur préparer des échelles.

Échelle aux chevaux. — Dessin de M. de Saint-Blaise.

À trois milles de Bergen, dans la montagne, on trouve des troupeaux de rennes sauvages ; des sportsmen d’Albion y viennent chaque année pour se donner le plaisir de cette chasse.


Le Sognefjord. — Les cimes du Jostedalsbrae. — Souvenirs du poëme de Tegner. — L’église de Vangnaes. — Framnaes. — Les pierres druidiques de Nornaes. — La lépreuse. — Les habitants de Kaupanger. — Passage du Sognefjeld.

Le 25 juillet, un jour après avoir quitté la ville de Bergen, nous entrions dans le Sognefjord, golfe qui pénètre à quarante-huit lieues dans l’intérieur de la péninsule scandinave, en baignant des rives moins riantes que celles du Hardanger, mais tout aussi pittoresques ;