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pauvre Marie n’entrevoyait de fleurs dans le cercle étroit où devait s’étioler sa jeunesse.

À deux heures du matin nous devions remonter à cheval ; avant de trouver une habitation telle quelle, nous avions à franchir dix-huit bonnes lieues dans ces tristes solitudes.

Portrait de Marie d’Opthun.

Comme nous avions, mes compagnons et moi, notre bivac en commun dans la même pièce, et que ni bougies ni chandelles ne se trouvaient à Opthun, notre toilette donna lieu à différents quiproquos comiques : ainsi je ne pouvais retrouver l’un de mes bas ; sir Arthur avait perdu son couvre-chef ; après mille recherches infructueuses nous découvrîmes qu’un de nos compagnons à moitié réveillé avait mis trois bas, et qu’il avait enfermé la casquette perdue dans sa valise. Bientôt nos chevaux furent chargés ; la jeune Marie et ses sœurs nous servirent du café au coin du feu de leur cuisine, et nous quittâmes en tâtonnant le chalet sauvage, dernier vestige de la civilisation.

La région élevée et inhabitée qui s’étend entre les Épiscopats d’Akershus et de Bergen forme un plateau de cent cinquante lieues de longueur sur vingt-cinq de largeur, découpé par de nombreuses et profondes ravines ; sa hauteur moyenne est de mille trois cents mètres à mille quatre cent soixante-cinq mètres, sous le soixantième degré de latitude. Il sert de piédestal au plus haut glacier du nord de l’Europe, le Jotunfjeld. Au septentrion, le plateau s’abaisse de trois cents mètres du côté de la vallée de Romsdal ; au midi, il se termine par les montagnes du Hardanger. Les souffles combinés de la mer du Nord et des glaciers du voisinage couvrent la surface du plateau d’une couche presque permanente de neige ; les pics dentelés qui le couronnent impriment au paysage quelque chose de terrible qui vous serre le cœur.

En montant la première côte, un de nos guides nous raconta l’anecdote suivante, arrivée dans son village au passage du vice-roi, auquel on avait préparé une collation. En descendant de carriole, l’illustre personnage et sa suite éprouvaient un vif besoin de repos et de rafraîchissements, mais il n’y eut pas moyen d’éviter la harangue officielle ; le pasteur de l’endroit s’était posté dans un défilé dont il barrait le passage.

« En qualité de pasteur de cette église, dit-il, je rends grâce au ciel d’avoir permis aux habitants de ma paroisse de contempler la face de son prince ! Comme homme, je suis heureux de voir mon souverain, et j’en remercie le Roi des rois. Comme vieillard, j’appelle la bénédiction du Seigneur sur votre auguste tête, et enfin comme président de la fête, je vous prie, monseigneur, de bien vouloir accepter à déjeuner. »

Si concis que fût ce discours, la dernière phrase parut la plus éloquente de toutes.

Les nuits sont, dans les pays du nord, si claires qu’on peut parfaitement voyager sans soleil, même dans des chemins difficiles. Mais ici il n’y avait pour ainsi dire aucune route tracée, du moins visible à nos regards profanes ; nos guides et nos chevaux la devinaient. Au lever du soleil, vers trois heures du matin, nous étions dans la région des neiges éternelles ; de loin les pics de Horuntinderna élevaient dans les airs leurs dentelures fantastiques, dorées par l’astre levant ; sur le second plan, un torrent d’eau glacée se précipitait dans la vallée. Toute végétation avait cessé ; on ne foulait que du roc, de la neige ou de la mousse de rennes. Le sentier dont au grand jour il nous était permis de retrouver de temps en temps quelques traces était souvent fort pénible à gravir ; nous essayions parfois d’aller à pied, mais toujours en vain, ne pouvant, comme nos guides, suivre le pas des chevaux sans nous essouffler.

Après quatre mortelles heures de marche autour des glaciers du Horung et de Smoerstablinder, heures pendant lesquelles nous n’avions eu d’autres distractions que de traverser parfois des torrents à gué, et parfois, non sans émotion, des ponts fort pittoresques, mais dépourvus de rampes et ayant juste la largeur nécessaire pour les pieds du cheval, nous fûmes agréablement surpris, au détour d’une colline, d’apercevoir une tente hospitalière, dressée sur la neige à notre intention ; c’était une heureuse idée de sir Arthur, qui avait envoyé en avant un de nos guides pour préparer notre déjeuner. Nous étions sur un plateau nommé Midfjelds, entre deux petits lacs de montagnes ; en face s’élèvent majestueusement les monts de Forneranken, dont les glaciers verdâtres et crevassés ne le cèdent en aucun genre de beauté au fameux Grindelvolden de la Suisse. Le froid était si vif que mes doigts pouvaient à grand-peine tenir le crayon en dessinant. Jamais l’offre généreuse d’un verre de madère ne me parut si opportune que dans cette occasion.

Réconfortés par cette halte, nous nous engageâmes dans l’étroite vallée, resserrée entre des parois de rochers noirs d’un aspect sinistre ; au fond coule la Bævra, torrent d’eau d’un ton vert et cru, comme les glaciers d’où elle sort. Elle aboutit aux lacs de Holdulsvand, dont les contours offrent un caractère relativement plus gai ; bientôt les arbrisseaux reparaissent, le vert olive des genévriers se mêle à la teinte rouge des osiers sauvages et repousse avantageusement l’horizon de neige. Le terrain est plus uni, nous nous trouvons sur un plateau ; nos montures prennent le trot, et gardent cette allure