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Complémentairement à nos dires sur l’antique capitale de la Norvége et sur ses monuments, nous sommes heureux de pouvoir citer l’opinion d’un célèbre touriste, homme d’État, artiste et poëte, qui les visitait en même temps-que nous :

« Au centre de la ville, a écrit lord Dufferin, s’élève le palais des Rois, la plus grande construction en bois qui existe en Europe, tandis que la vieille et sombre cathédrale, édifice vaste et imposant encore, en dépit des ravages des éléments, des mutilations des hommes, ou ce qui est plus dégradant encore, des recrépissages et des réparations, s’élève toujours au-dessus des périssables constructions en bois qui l’entourent, avec toute la solennité que reflète sur elle la sépulture d’un roi canonisé. Drontheim et son paysage forment un de ces tableaux que le temps ne peut altérer.

« Ici la rivière scintillante dont l’ancienne cité a tiré son nom de Nidaros ou bouche de la Nida ; là, les âpres rochers de l’île de Munkholm ; plus loin, les hauteurs de Ladé, patrie du grand Iarl Hacon ; puis le bassin si bien fermé du fiord, les monts pittoresques qui lui servent de cadre et la chaîne de roches grises au delà de laquelle s’étend le funèbre champ de bataille de Sticklestadt.

Tout cela palpite d’intérêt, mais d’un intérêt dans lequel n’entrent pour rien ni les fraîches et verdoyantes villas, ni les rues tirées au cordeau, ni surtout les malencontreux magasins.

« Ces signes de la prospérité de nos contemporains semblent s’évanouir sous les yeux du voyageur antiquaire, qui les contemple du haut de son navire, et peu à peu les fantômes des vieux âges, évoqués par lui, les remplacent dans le paysage.

Les lourds bâtiments marchands, qui profitent tranquillement de la marée pour gagner la haute mer, se changent en galères de combat, resplendissantes de l’éclat des longues rangées de boucliers, fixées à leurs flancs. La gentille et proprette ville revêt les proportions étranges et resserrées de l’antique Nidaros, et les vieilles époques de la piraterie, avec leur sombre kyrielle de grands rois maraudeurs, se dressent vivantes et bien venues devant les yeux de l’amateur de sagas[1]. »

À Drontheim commencèrent les premières hésitations de notre bande voyageuse ; les uns voulaient aller au cap Nord, les autres préféraient traverser diagonalement la presqu’île scandinave jusqu’à Sundsvall sur le golfe de Bothnie, et visiter la Laponie suédoise ; c’est à ce dernier parti que nous nous arrêtâmes ; l’excursion au cap Nord nous ayant été déconseillée à cause de la saison trop avancée. En conséquence, nous nous fîmes transporter par notre yacht à Sjordalen, où nous voulions voir un camp de manœuvres, puis nous lui donnâmes l’ordre d’aller attendre à Drontheim notre retour de la Laponie, ou nous nous rendions par terre.

Le camp de Sjordalen était installé dans une large vallée au bord de la mer ; le terrain montagneux qui l’entoure se prête singulièrement à la petite guerre, exercice principalement utile à l’armée norvégienne, créée plutôt pour la défense du pays que pour une guerre d’invasion.

Il y avait deux mille hommes de troupes de toutes armes sous le commandement du prince Charles qui, à peine débarqué à Drontheim, avait endossé l’uniforme. Nous le vîmes au milieu de ses soldats encore fort inexpérimentés, mais pleins de zèle. Leur jeune général les tenait en haleine du matin au soir, leur donnant l’exemple des privations alliées à la gaieté ; aussi paraissait-il fort aimé de sa petite armée, moins peut-être quelques vieux chefs septuagénaires que fatiguait sa bouillante activité.

Témoins d’une petite guerre de deux jours dans les montagnes, nous eûmes un véritable plaisir à voir l’agilité extrême de ces tirailleurs montagnards qui étaient là dans leur vrai élément ; alertes, infatigables, ils grimpaient comme des chats sauvages sur les pentes les plus rapides des ravins qui coupent de toutes parts la contrée.

Une pluie torrentielle, qui dura toute la soirée du deuxième jour, détrempa la soupe et les effets des pauvres soldats qui s’efforcèrent de se réchauffer en chantant à tue-tête les airs mélancoliques de leur terre natale.

Le pays est ici fertile et bien cultivé ; l’air est toujours assez vif, et la verdure est extrêmement crue ; l’eau, couleur d’acier, parait enclavée dans des prés d’émeraude, ce qui rend le paysage dur et peu harmonieux.

Les plaisirs du bivac consistent pour le soldat en danses nationales qui ont un cachet tout particulier. La hallingdans ne peut être exécutée que par des équilibristes consommés ; elle consiste en une série de vrais tours de force réclamant autant de souplesse que d’agilité. Un soldat joue la mélodie sur un violon à huit cordes ; un autre tient en l’air au bout de son sabre un bonnet de police ; les danseurs s’approchent du but avec des contorsions burlesques, tournent autour quelques instants lentement, puis tout à coup font sur place un bond prodigieux de hauteur, et tâchent d’abattre du pied le bonnet, qui est ensuite de nouveau exposé à d’autres gambades.

Des loustics amusent en même temps les spectateurs par des pas grotesques ; deux soldats bizarrement entrelacés forment l’ensemble d’un quadrupède fantastique qui change de jambes à chaque culbute.

Les assistants forment un cercle autour de ce curieux spectacle et en suivent les détails de l’air mélancolique que le Norvégien apporte dans ses plaisirs comme dans ses peines ; il rit et il pleure à l’intérieur et sauve ainsi sa dignité en toute occasion.

  1. Letters of high latitudes, being some account of a voyage in the schooner yacht Foam to Iceland, Jan Mayen et Spitbergen in 1856, by lord Dufferin. Nous empruntons notre citation à la traduction française que M. de Lanoye a donnée de ce beau livre, sous le titre de Lettres écrites des régions polaires. Paris, L. Hachette et Cie, 1860.