Page:Le Tour du monde - 03.djvu/215

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n’a pas été moins lamentable que celle de son aîné. À peine avions-nous jeté l’ancre, que je me hâtai de mettre pied à terre.

Les ruines ont toujours produit sur mon imagination une impression singulière, et des ruines dans un nouveau monde, des ruines dans une contrée que la main de l’homme semble n’avoir pas encore effleurée, exerçaient sur moi, quelque nulle que fût leur valeur, une attraction, puérile peut-être, mais irrésistible.

Des maisonnettes à demi écroulées, d’autres encore debout et auxquelles il ne manquait que la toiture, plusieurs portant les traces de l’incendie, un canon que nous découvrîmes couché parmi les herbes à côté de son affût à demi brûlé, un débris de palissade sur un talus en partie éboulé, tels étaient les restes de l’établissement chilien de Port-Famine. Pas un être vivant dans ces débris, pas un Indien utilisant pour son service les épaves de la cité abandonnée ! Cette circonstance nous contrariait quelque peu, car nous espérions faire d’une pierre deux coups. Nous étions sur une petite presqu’île qui est bien, s’il faut en croire les érudits, celle où Sarmiento fonda en 1581 le premier et dernier établissement espagnol du détroit de Magellan. Si la position maritime était magnifique, il faut avouer que l’assiette terrestre ne l’était pas, car la presqu’île était beaucoup trop petite pour que les colons pussent y chercher l’existence dans la culture, et s’ils voulaient en sortir ils ne pouvaient plus, sans des forces considérables, être en sécurité contre les attaques des Indiens.

Une assez belle rivière désignée sous le nom de Sedger sur les cartes, se jette à la mer tout près des anciens établissements ; elle traîne à son embouchure une quantité de troncs d’arbres si nombreux et si beaux qu’on peut préjuger de la richesse de ses rives en bois de construction. En effet, Dumont d’Urville qui a parcouru avec attention la campagne environnante y a trouvé la végétation très-riche et très-puissante. La forêt qui forme la lisière du cours d’eau est en majeure partie constituée par le hêtre antarctique, bel arbre d’un feuillage vert tendre en toute saison. Son tronc s’élève souvent à vingt et trente mètres avec un diamètre d’un mètre. Avec lui se trouve l’écorce de winter, arbre non moins élégant par son port que par son feuillage et dont l’écorce aromatique pourrait à la rigueur suppléer la cannelle. C’est un arbre de dix-huit à vingt mètres de hauteur au maximum avec un diamètre de trente centimètres environ.

Le nom de Port-Famine ne doit point effrayer le voyageur qui ne compte pas y être délaissé comme les anciens colons espagnols. Pour les ressources naturelles qu’il y trouvera en gibier, poisson, coquillages, c’est au contraire un des points les plus fortunés du détroit.

De plus, c’est un fort bon mouillage, tant à cause de la facilité d’y faire de l’eau et de prendre des provisions de bois tout préparé en quelque sorte et traîné au rivage, que pour l’abri sûr qu’il donne aux navires. Sous tous ces rapports le mouillage est bien préférable à celui de Punta-Arena que nous venons de laisser.

C’est à Port-Famine que les capitaines anglais King et Fitz-Roy, auxquels on doit l’hydrographie du détroit de Magellan, avaient établi leur observatoire.

Ils avaient, en partant, laissé une boîte clouée contre un arbre avec l’inscription post-office. Les navires qui devaient passer par là étaient invités à y laisser leurs lettres et à prendre celles adressées aux pays voisins de leur destination. Étrange bureau de poste, qui cependant fonctionna, car des lettres y furent déposées par Dumont d’Urville pour le ministre de la marine et parvinrent à leur destinataire. Il a cessé d’exister depuis que les Chiliens ont créé dans le détroit un établissement où les dépêches peuvent être laissées avec plus de sécurité.

Le 29 juillet, nous laissâmes Port-Famine pour gagner la baie de Saint-Nicholas. Au fur et à mesure que nous avançons dans le détroit, les côtes s’élèvent de plus en plus. Qu’on se figure les effets pittoresques d’une chaîne de pics déchiquetés, de dômes, de mamelons, de pitons élancés et arrondis comme des tours ; retenant suivant leurs formes et le nombre de leurs anfractuosités des masses plus ou moins considérables de neige que percent çà et là des arbres toujours verts. Le flanc des montagnes plus ou moins abrupt est paré d’une belle végétation, du moins sur la côte continentale que nous longeons toujours de plus près que la rive opposée.

Nous mouillons le soir à l’abri d’une montagne très-haute et perpendiculaire comme une muraille. De son sommet s’abattent des tourbillons de neige fouettés par un vent violent qui souffle comme par accès pour se taire complétement et reparaître avec la même intensité un instant après. Ces bourrasques, ces grains violents, comme les appellent les marins, interrompus par des calmes plats, les sauts de vent, c’est-à-dire les changements de direction brusque des courants atmosphériques, sont fréquents dans le détroit et en constituent les seuls dangers sérieux. Peu redoutables pour les bâtiments à vapeur, ils le sont beaucoup pour les navires à voiles, ceux du commerce surtout, dont l’équipage est trop réduit pour exécuter des manœuvres promptes et rendues très-fatigantes par leur répétition.

Nous étions dans la baie Saint-Nicholas, appelée baie des Français par Bougainville. C’est ici et dans une baie voisine qui porte son nom que le navigateur français venait faire des provisions de bois de charpente pour notre colonie des Malouines. Depuis longtemps nous avons abandonné ces îles ; d’autres ont occupé la place que nous avions délaissée et durant longues années le pavillon français ne fit que de bien rares apparitions dans cette baie qui nous avait emprunté notre nom. Depuis quelques années nous la visitons moins rarement, grâce aux progrès récents de la marine à vapeur.

La baie Saint-Nicholas est vaste ; elle est circonscrite partie par des montagnes, partie par une large vallée arrosée par une rivière et couverte d’une majestueuse forêt.

Deux îlots concourent avec la montagne au pied de laquelle nous étions mouillés, à former un bon abri aux navires.