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Unzaga revint : il baissa la tête tristement en voyant le pauvre mort, et essaya de balbutier quelques paroles d’encouragement. Presque aussitôt un soldat vint le chercher encore, et l’entraîna sans lui laisser le temps de me donner un conseil.

Je passai la nuit seule, près du corps de mon bien-aimé Don José. Des bruits que je n’entendais pas ordinairement, des cris d’oiseaux nocturnes, le cacuy, le quilipé, des miaulements de jaguars se mêlaient aux gémissements du vent. Il y eut un moment où je crus distinguer des rumeurs confuses, des voix humaines, rauques, sauvages ; je ne doutai pas que ce ne fussent celles des Indiens. Je me sauvai dans le bois, courant tout au travers, en dehors des sentiers, tremblante et pleine d’effroi, sans oser m’arrêter ni écouter. Avançant toujours, j’arrivai haletante à une éclaircie (ce que nous nommons un pajal) ; au delà il n’y avait plus qu’un fourré impénétrable de ronces et d’épines. Je me jetai à terre, épuisée ; il y avait bien longtemps que je n’avais rien mangé : la soif me brûlait ; mais j’étais sans force pour me relever et chercher.

Je demeurai là, étendue, sur le sol, incapable de mouvement et de pensée, le reste de la nuit, le jour suivant et l’autre nuit encore.

Le bruit s’était répandu que les Indiens m’avaient enlevée. Seul, un homme du voisinage dont j’avais pansé le bras (c’était le malheureux qui avait combattu contre un jaguar) s’était mis à me chercher. Ayant par hasard reconnu l’empreinte de mes pieds sur une fourmilière, il suivit mes traces, et, après les avoir souvent perdues et retrouvées, il arriva jusqu’à moi. J’étais sans voix et à peu près inanimée. Il me souleva, me coucha sur son dos, et me porta près du corps de Don José.

Dès que j’eus repris un peu de force, je priai ce brave homme de me procurer des chevaux et une voiture, afin qu’il me fût possible de conduire les restes de mon mari jusqu’à la cure de Matara. Il partit, mais il ne revint que deux jours après : il avait été obligé de faire vingt lieues pour trouver deux chevaux.

On devine ce que j’eus à endurer d’angoisses de toutes sortes pendant son absence ; je renonce à les décrire. J’avais peur de rester avec mon pauvre mort après l’heure des prières ; je m’éloignais, puis je revenais dans la crainte qu’il ne devînt la proie des bêtes féroces.

Quand le moment fut venu de placer le corps sur le char, on me dit que cela n’était pas possible. Les membres se séparaient ; les chairs tombaient par lambeaux. Il fallut me résigner. Je donnai la sépulture à mon mari près du lieu même où il avait expiré. Deux hommes le descendirent dans une fosse. Je priai Unzaga, qu’on avait enfin laissé revenir près de moi, de mettre un signe à cette place pour que plus tard il me fût, du moins, permis de recueillir les tristes restes de mon bien-aimé et de les transporter en terre bénie.

Unzaga se lamentait : « Que vais-je devenir ? s’écriait-il. Qui voudra maintenant soigner mes plaies ? Je mourrai seul, ici, sans secours ! Adieu, señora ; adieu, vous qui étiez ici notre soutien et notre consolation ! »

Pauvre homme ! sa plainte me déchirait l’âme. Mais que pouvais-je faire !

Je me hâtai d’aller à Matara et je priai aussitôt le curé de célébrer un service.

Le commandant eut le courage de me faire demander le grilhete (les fers qu’on avait mis aux pieds de mon mari). Je n’avais plus de patience. Je lui fis répondre qu’il n’avait qu’à envoyer ses soldats le chercher au désert.

Notre chariot n’avançait que lentement. Je passai quatre nuits en route sans pouvoir dormir. Lorsque j’arrivai devant notre maison de Santiago, une de mes sœurs, Eulogia, dit en me voyant : « Agostina revient : Libarona est mort ! »

Et moi je criai : « Mes enfants ! mes enfants ! »

Ma mère et ma sœur Isabelle accoururent et mirent dans mes bras Élisa et Lucinde ! Chers enfants ! avec quels transports je les embrassai ! J’étais saisie de leur ressemblance avec leur père !

Le docteur Monge se trouvait dans la maison ; mes yeux étaient injectés de sang ; il ordonna qu’on me fît coucher sans délai. Ma famille vit alors de combien de plaies mon corps amaigri était couvert. Je ne m’étais pas déchaussée depuis un an, afin d’être toujours prête, pendant les nuits, à soigner mon mari ou à fuir les Indiens. Je restai longtemps malade. Il m’arriva plusieurs fois de m’élancer, la nuit, hors de ma couche, en jetant des cris de terreur : j’étais en proie aux rêves les plus horribles : je croyais entendre les Indiens ou les jaguars !

Dès que je fus rétablie, nous abandonnâmes tout ce que nous possédions à Santiago, et nous retournâmes au Tucuman.

Peu de temps après, j’eus la douleur d’apprendre la déplorable fin d’Unzaga. Réduit à se nourrir de racines, il avait voulu fuir ; mais s’étant égaré, il avait cédé au découragement et s’était arrêté à la malheureuse pensée d’aller se jeter aux pieds d’Ibarra. Le monstre, en voyant ce corps à peine vêtu de haillons et couvert d’ulcères, avait froidement appelé quatre soldats et leur avait ordonné de tuer à coups de lance notre pauvre compagnon d’infortunes.

Après douze années d’inutiles supplications, j’ai enfin obtenu la permission de faire transporter les restes de mon mari à Salta, et je lui ai élevé un tombeau.

Depuis la mort d’Ibarra[1], son honorable neveu, le noble général D. Antonio Taboada, pendant une de ses expéditions dans le désert, a voulu voir l’endroit où Don José avait rendu le dernier soupir, et il y a fait construire et dresser par les soldats mêmes qui avaient été les instruments de nos tortures, une grande croix de bois portant sur ses bras cette inscription :

HOMMAGE DE L’AMITIÉ À UN MARTYR DE LA TYRANNIE.
Extrait de l’espagnol par M. Ferdinand Denis.
  1. Ibarra est mort en 1847.