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suit le navire efface le sillon qu’il a creusé, et là où le sort des batailles a fait s’abîmer un empire, on n’aperçoit que le flot qui se joue dans son éternelle mobilité. Comme le paysan de Virgile dont la charrue met à découvert des casques vides, des glaives brisés et les grands os des aïeux :

Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulcris,

j’aime à sentir sous mes pieds une terre sonore, pleine de souvenirs. La nature toute seule est bien belle, mais l’homme ajoute à sa beauté immuable la variété infinie de ses pensées et de ses aventures. La terre où il a vécu et conquis la renommée conserve quelque chose de lui-même. Si le paysage de la campagne romaine a une incomparable grandeur, c’est qu’au-dessus de cette plaine nue et dévastée planent toujours les innombrables et imposantes images d’un passé deux fois glorieux.

Et voilà pourquoi je vais partir pour Strasbourg au lieu de m’en aller à Marseille.


II

Strasbourg, 2 août.

DANS L’ÎLE-DE-FRANCE ET LA CHAMPAGNE.

Le chemin de fer et la diligence. — Les Mortemart et les Clicquot. — La craie champenoise. — L’Ay et l’empereur Wenceslas. — La maréchale d’Estrées et le duc de Montebello. — Gloire récente du mousseux. — Quatre-vingt-dix-neuf moutons. — Un paysage de la Champagne Pouilleuse. — Pourquoi Champaubert et Montmirail sont-ils où les Prussiens les ont trouvés ?

Le chemin de fer est décidément la pire manière de voyager. À peine parti, on arrive ; le beau plaisir ! Ah ! pour le commis voyageur qui veut rattraper une affaire ; pour le diplomate qui court à un protocole oublié ; pour les amoureux qui volent à leur nid, ah ! pour ceux-là, à la bonne heure, que le convoi s’élance à toute vapeur ; ils ont mille raisons de se hâter et, tout en faisant soixante kilomètres à l’heure, ils se plaindront que la télégraphie électrique n’ait pas encore trouvé le moyen d’expédier les hommes aussi vite que les dépêches. Laissez faire, ô gens pressés, on y viendra. Mais pour ces grands enfants d’artistes et de poëtes qui, à la majestueuse rigidité des rails préfèrent une route, même défoncée, entre deux haies d’aubépines en fleurs, et, au sifflement aigu ou aux lourds gémissements de la locomotive haletante, le cri joyeux de l’oiseau qui se balance sur un épi doré dont il courbe à peine la tige, pour ceux-là le voyage même est le but, et l’arrivée le désenchantement.

Vous souvient-il du temps ou la diligence régnait sans partage, où c’était admirablement aller que de faire ses trois petites lieues dans une heure ? Alors on s’établissait dans sa voiture comme dans sa maison. Le conducteur y commandait en maître absolu ; on lui appartenait. Mais il avait tant d’histoires à vous conter, tant de choses à vous faire voir le long du chemin ! Et les montées trop roides, et les descentes trop rapides pour lesquelles il nous donnait la clef des champs ! et le déjeuner, le dîner à la table d’hôte avec des incidents et des personnages chaque jour nouveaux ! et toutes les têtes curieuses qui se mettaient aux fenêtres, à la traversée des villages, quand le conducteur sonnait sa fanfare, et que le postillon, si leste et fanfaron dans ce costume vert, rouge et jaune à boutons d’argent, qu’on ne voit plus qu’à l’Opéra, faisait si vaillamment claquer son fouet et réveillait à grand fracas toute une ville, rien que pour attraper au passage un sourire sur un visage aimé. Un jour, dans les Pyrénées, j’en vis un arrêter sans façon la voiture au beau milieu de la route, sauter à terre et courir à une fillette qui l’attendait au bord du chemin ; c’était sa fiancée. Tandis que le couple amoureux revenait à petits pas au village, une amie bienveillante prenait gaillardement la place laissée libre et nous lançait à fond de train sur la route poudreuse.

Le voyageur, lui, n’avait pas de ces bonnes fortunes du cœur à travers champs, mais il avait celle des yeux. On regardait d’assez près pour voir, d’assez loin pour ne saisir que le côté pittoresque ou gracieux des choses et des gens. Et que de bonnes observations faites du haut de l’impériale ; combien même de romans commencés dans le coupé, qui allaient, à quelque temps de là, finir à l’église ou autrement !

On voyageait enfin, aujourd’hui on arrive. On monte dans le wagon en cravate blanche et en gants jaunes, comme pour une visite ; et on s’y ennuie, comme dans un salon, un jour de première présentation. À quoi bon lier conversation et connaissance, quand il faudra se quitter si vite.

Je deviens vieux, mon cher ami, car me voilà occupé à faire le procès au temps présent, ce qui a toujours été un signe infaillible de vieillesse survenant. C’est que me voici à Strasbourg, après avoir traversé une moitié de la France, sans avoir rien vu, fatigué de cette succession rapide et violente d’aspects toujours fuyants ; la tête brisée de ce bruit infernal que les poëtes d’autrefois réservaient pour les damnés ; les yeux perdus de poussière et l’esprit vide, car je n’ai ramassé que bien peu de faits et pas la plus petite aventure le long de ces cinq cents kilomètres parcourus en dix heures.

Ne me demandez rien de la route. Jusque vers Épernay, j’ai vu un tourbillon au travers duquel j’ai distingué à grand-peine, un pays assez riche qui ne doit pas manquer d’agrément pour ceux qui y ont du bien au soleil. C’est cette zone de terres fertiles qui, se continuant tout autour de Paris, l’enveloppe de l’oasis de verdure si bien appelée l’Île-de-France, et qui a été comme le noyau autour duquel le fruit s’est formé et a grossi. Là est née la France. La géographie explique Paris, comme elle explique bien d’autres choses. Faites arriver jusqu’aux lieux où la Seine, la Marne et l’Oise se rencontrent, les landes de la Champagne, les marais de la Sologne, les collines pierreuses du Perche, et la grande cité n’aurait pu croître sur ce sol ingrat.

À quelque distance en avant d’Épernay, je parvins cependant à apercevoir, sur une éminence, un château féodal, mais si bien conservé qu’il semble avoir été oublié par le temps et par la Révolution. C’est qu’il n’a jamais rien eu à démêler avec ces deux puissances redou-