Page:Le Tour du monde - 03.djvu/345

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elle travaille, mais elle semble penser pour lui. Ici l’homme a encore besoin d’autant de force que d’adresse ; les outils lui obéissent et la matière, tout en grondant, se soumet.

Tandis que je faisais avec mes souvenirs cette pointe vers le sud, dans la région boisée qui s’étend de la Marne à l’Aisne, et de Saint-Dizier à Brienne, le convoi nous entraînait à travers une large plaine qui devenait de plus en plus moutonneuse à mesure que nous approchions de Bar-le-Duc. C’est que nous allions franchir l’Argonne, ces hauteurs qui forment la séparation des bassins de la Marne et de la Meuse, et où Dumouriez trouva, il y a soixante-huit ans, les Thermopyles de la France. Aujourd’hui, bien des choses ont changé de ce côté. La vraie défense de l’Argonne n’était pas des cimes infranchissables, puisque nous le passons sans tunnel, par une tranchée profonde seulement de vingt-deux mètres[1] ; mais il était couvert d’une vaste forêt coupée de gorges et de ravins difficiles à forcer, quand il y a de braves gens derrière, et qui le seraient encore, quoique la hache du bûcheron ait çà et là éclairci ces bois.

Un village de Lorraine. — Dessin de Lancelot.

Tout le monde connaît cette campagne, si intelligente de la part du chef, si héroïque de la part des soldats. Je me garderai bien d’en parler en courant. Je ne pus pourtant me défendre d’une sorte d’émotion religieuse en passant si près de ces lieux où notre jeune armée reçut son premier baptême de feu et de gloire. Les émigrés qui guidaient Brunswick ne savaient pas encore « que la révolution est l’islamisme, » mais ils ne voyaient dans l’armée de Kellermann que des tailleurs et des cordonniers à qui le seul aspect de l’uniforme prussien ferait tomber les armes des mains. Il se trouva que « ces courtauds de boutiques » respiraient, comme de vieux soldats, l’odeur de la poudre, et ce furent les bandes fameuses de Frédéric II qui reculèrent devant nos conscrits.

Puisque je vais en Allemagne, permettez-moi un souvenir allemand. Goethe, déjà célèbre, suivait l’armée prussienne, non en soldat, mais en curieux. Car c’était moins une guerre que les coalisés croyaient faire qu’un voyage à Paris, une course rapide et au bout une entrée triomphale. On allait plein de gaieté et d’espérance : croisade de gentilshommes et de paladins qui avaient le trône et l’autel à rétablir, une reine admirablement belle à délivrer, et, plus vif plaisir encore, des manants à faire rentrer, à coups de cravache, dans leurs comptoirs. Chaque jour, vieux généraux et jeunes officiers se réunissaient autour du poëte, qui, malgré la calme sérénité de son puissant esprit, partageait leur confiance présomptueuse. Le canon de Valmy dissipa cette fumée. Le soir, au bivac, on lui demandait de chasser avec sa verve ordinaire les sinistres pressentiments qui déjà s’éveillaient. Mais ils avaient saisi lui-même : il resta muet longtemps. Lorsqu’il parla enfin, sa voix était grave, solennelle :

« En ce lieu et dans ce jour, dit-il, une nouvelle époque commence pour l’histoire du monde. »

Et la folle assemblée demeura, comme le poëte, silencieuse et pensive.

Au milieu de nos régiments déguenillés, il avait vu ce que ne voyaient ni les princes, ni les hommes d’État, ni les hommes d’armée : les idées nouvelles avec leur irrésistible puissance.

Vingt-deux ans plus tard, presque aux mêmes lieux, la France luttait contre une autre invasion et succombait. Napoléon, pourtant, était un bien autre général que Dumouriez, et la garde valait mieux que nos conscrits de Valmy. Mais l’Allemagne, à son tour, avait l’ivresse du combat avec l’enthousiasme de la victoire et de la liberté, tandis que nous n’avions plus que la résignation héroïque qui honore la défaite et ne la prévient pas. La force morale s’était déplacée.

  1. Aux cols de Loxéville et de Coutances. Là, il est vrai, se trouvent les pentes les plus fortes de toute la ligne, huit millimètres.