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pôt dû au Trésor dans une proportion telle (dix et cinq centimes par tonne et par kilomètre) que la concurrence redevint possible, que le canal se remit à travailler, et que le bas prix accroissant, comme toujours, la consommation, dès 1852 l’État percevait avec son tarif réduit un tiers de plus qu’il n’avait gagné avec son tarif élevé, soit un million cinq cent trente-cinq mille cent vingt francs.

Strasbourg ne doit donc pas désespérer de sa fortune, et, du reste, n’en a pas l’air. Avec la ceinture de pierre que la politique lui a donnée et lui impose, l’espace lui manquerait s’il voulait se faire industriel, mais il n’y pense pas et n’a qu’un bien petit nombre de grandes usines, la Chartreuse entre autres, qui est si admirablement installée pour le bien-être des ouvriers. Il se contente d’être la ville de France où, après Paris, l’étude est le plus en honneur, où les sociétés savantes sont le plus occupées, les collections, les bibliothèques le mieux remplies. Son Opéra, du moins l’orchestre, ne le cède à nul autre, grâce à la munificence d’un particulier qui lui légua, il y a dix ans, plus de cent mille francs de rente ; il a même une véritable école de peinture qui a rompu avec la pratique et les théories nébuleuses de l’Allemagne, pour faire de la réalité intéressante, sans faire du réalisme ; témoin les Schlitteurs des Vosges, de M. Théophile Schuler. Voila pour ses intérêts moraux. Quant à ses intérêts matériels, il est déjà le marché de l’Alsace et d’une partie de la Suisse, ce qui met pas mal d’argent dans ses mains. Il travaille à étendre le cercle de ses relations et veut qu’on trouve tout chez lui, même les dernières modes de Paris. Un de mes compagnons de route qui ne voyageait, je crois, qu’à la seule fin de poursuivre des études de dandysme, découvrit dans la rue des Grandes-Arcades un faux col nouveau et s’indigna de n’en avoir pas eu connaissance au boulevard des Italiens.

Plate-forme de la cathédrale de Strasbourg. — Dessin de Lancelot.

Aussi plus de costume national. Déjà, dans un salon bourgeois d’il y a quatre-vingts ans, la sœur de Frédérica se désolait d’être seule à porter les longues tresses blondes, le corset écarlate et le petit tablier de soie. De la bourgeoisie les modes parisiennes sont descendues dans le peuple. Les campagnards ont bien encore le gilet rouge, la culotte courte, avec un petit tablier blanc et le tricorne, dont un des côtés se rabat sur les yeux ; mais, à la ville, le jupon écarlate et les larges chapeaux de paille enrubannés s’en vont, tout comme les deux cornettes noires nouées sur la tête et le chignon traversé d’une flèche d’or. Les ouvriers ont la blouse du faubourg Saint-Antoine, et je ne vois qu’une différence, c’est que les cuisinières d’ici ne portent pas encore la crinoline dont les nôtres sont si heureuses ; révolution qui en amènera sûrement une autre : les propriétaires parisiens devant être par là forcés de changer leurs mesures, pour que la cuisinière puisse au moins tenir dans sa cuisine.

Deux choses indigènes se défendent avec opiniâtreté : un pavé détestable, malgré sa régularité apparente, et le patois allemand, ce qui ne veut pas dire le patriotisme allemand, Les Alsaciens sont peut-être, avec les Lorrains, les plus français de nos provinciaux. L’an dernier, on leur eût fait un sensible plaisir de leur donner un Solférino germanique ; et quand les étudiants d’outre-Rhin essayèrent de faire de la propagande, en invoquant leur sang teuton, ils leur répondirent avec, le meilleur français qu’ils purent trouver d’avoir à déguerpir au plus vite.

Voilà de quoi embarrassera les grands docteurs d’outre-Rhin et même ceux de ce côté-ci qui parlent si pertinemment de la race et qui mettent tant d’idées et de sentiments immuables dans les globules du sang. Mais à quoi cela tient-il ? Une garnison permanente de douze mille hommes est un grand moyen de propagande ; ensuite faire partie d’un grand peuple, d’une grande gloire, c’est quelque chose ; et avoir pour acheteurs trente-sept millions d’hommes, comme Mulhouse qui meuble la France, ou l’habille de ses cotonnades, c’est beaucoup.