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l’eau ; à onze, la foule affairée ; à midi, comme à onze. » Sa faction était finie.

Pour un homme qui avait cru qu’on allait lui faire sauver la France, la déception était cruelle. Cependant il obéit jusqu’au bout et, comme il en a l’ordre, revient à fond de train. Le ministre le reçoit dès qu’il a fait passer son nom, le presse de questions, lit ses notes, et avant d’être arrivé au bout lui saute au cou, l’embrasse, et à son tour se jette dans une voiture, qui l’emporte de toute la vitesse des chevaux. L’homme jaune et rouge était le signal convenu avec le général Monclar que tout était préparé pour un des grands événements du règne de Louis XIV, et Louvois courait prendre possession de Strasbourg.

Je n’avais pas sur le pont de Kehl mission aussi grave à remplir. Je regardais pour mon compte les choses présentes et aussi les choses passées, car si c’était la première fois que je venais en cet endroit, ce n’était pas la première fois que je voyais le Rhin. Il y a bien des années que je l’avais remonté et descendu ; il me semblait que c’était hier, et je refis sans peine le voyage des sources aux bouches du grand fleuve.

Au temps de Boileau, quand on aimait la nature, non telle que le bon Dieu l’a faite, mais celle que Le Nôtre taillait, peignait et alignait à Versailles, on se représentait le Rhin comme un vieillard vénérable courbé sur son urne penchante, entre mille roseaux. Depuis Boileau et Le Nôtre nous avons découvert la vraie nature, et le vieillard vénérable est allé rejoindre la défroque déguenillée de la mythologie. Le mont Adule au nom si doux est devenu le rude et abrupte Saint-Gotthardt, masse énorme de granit où s’appuie la chaîne entière des Alpes ; l’urne penchante est un glacier éternel ; et les mille roseaux sont la forêt de pins gigantesques qui couvre les flancs de la montagne. Comme la nature du poëte est prosaïque et mesquine à côté de cette nature-là !

Les radeaux du Rhin. — Dessin de Lancelot.

Le Rhin n’est d’abord que la réunion de plusieurs ruisseaux qu’entretiennent les neiges perpétuelles et il tombe du haut des Alpes en courant droit au nord avec la rapidité d’un torrent fougueux. Tomber est le mot, car en arrivant à Bâle il a déjà descendu une pente de six mille pieds. Ne vous étonnez donc pas s’il fait le long du chemin, comme au-dessous de Schaffouse, de si terribles sauts. Vers Brégenz, les Alpes de Souabe l’arrêtent et le jettent dans une profonde cavité qu’il a remplie. C’est le lac de Constance. Il ne traverse point, comme on le dit tous les jours, cette immense nappe d’eau, car à quelques mètres de l’embouchure il n’y a plus trace de courant ; mais les eaux du lac sans cesse grossies s’échappent par le point le plus bas de leur ceinture et y forment un nouveau fleuve auquel on donne légitimement le nom du principal affluent. C’est donc encore le Rhin. Le Rhône ne traverse pas davantage le Léman. Il en arrive de même dans toutes les circonstances semblables, et les grands lacs traversés par de grands fleuves sont un fait et une expression qu’il faut laisser aux livres qui se copient et aux gens qui les répètent.

De Schaffhouse à Bâle, le lit du fleuve est embarrassé de rapides qui rendent la navigation impossible ou dangereuse. À Lauffen, la chute est de vingt mètres sur une largeur de cent. Des rochers qui résistent à l’énorme pression des flots partagent la nappe puissante en plusieurs cataractes : les unes qui glissent presque silencieuses, d’autres qui se heurtent contre le roc, rebondissent sous une poussière d’écume, avec un bruit qui s’entend de plusieurs lieues, et s’engouffrent dans l’abîme qu’elles ont creusé au pied de l’indestructible barrière.

Au milieu de la chute, plusieurs rochers élèvent tranquillement leur front humide et rugueux au-dessus de toute cette colère. Un d’eux porte même quelques arbres et une statue de saint Antoine.

Content d’avoir vaincu, le fleuve s’éloigne, fier et paisible, épendant ses eaux comme en un lac que des barques légères traversent sans peur. Je les vis conduire des curieux tout auprès de l’immense chute et de jeunes la-