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est libéral. » Ils s’allient entre eux, et cette race doit à l’air pur des montagnes, à sa vie active et sobre, de n’avoir pas dégénéré.

« Nous arrivons aux Mutualis, qui, à l’orient du pays des Druses, habitent une vallée profonde que bornent les montagnes du pays de Damas.

« Ils sont musulmans, mais ils suivent le parti d’Ali comme les Persans. Ils vivent tout à fait séparés des autres sectateurs de Mahomet. On prétend qu’ils existent depuis longtemps en corps de nation dans cette contrée : cependant il n’y a pas plus de deux siècles que leur nom a paru dans les livres, et le P. Roger, récollet, dans son rarissime et savant ouvrage publié au dix-septième siècle, omet d’en parler. Ce sont de bons soldats, mais de véritables brigands une fois hors de leur territoire ; par leur caractère pillard et belliqueux, ils se sont attiré l’inimitié de leurs voisins. Décimés par les luttes successives qu’ils ont eu à soutenir, et en dernier lieu contre Djezzar, il y a moins d’un siècle, c’est à peine s’il en reste quatre ou cinq mille sur les hauteurs de l’Anti-Liban.

« C’est toutefois plus qu’il n’en faudrait, ajouta M. Lascaris en riant, pour vous dévaliser ; mais, cher voyageur, j’entends piaffer nos chevaux qui nous rappellent l’heure de la promenade… »

Après avoir jeté un coup d’œil de pitié sur le kiosque en bois peint du pacha, désagréable monument de l’art turc, il nous fallut près de deux heures pour arriver au Nahr el Kelb, en suivant un chemin taillé dans le rocher par les Romains[1], où l’on voit les seules traces de voitures qui existent peut-être sur tout ce côté de la Syrie.

Le Nahr el Kelb, l’ancien Lycus, coule rapide et encaissé vers la mer.

La légende veut que ce nom lui vienne de la figure de pierre d’un énorme chien, animal que les Grecs avaient nommé λυκος, loup, et qui était autrefois placé sur un roc, assez près de l’embouchure du fleuve. C’était une espèce d’idole dont les musulmans racontent d’étranges histoires. Il paraît que le diable entrait quelquefois dans cette image de pierre, et hurlait de telle sorte qu’on l’entendait sur toute la côte et jusqu’en l’île de Chypre, prodige qui présageait toujours quelque funeste événement.

« Aujourd’hui, me dit M. Lascaris, le merveilleux disparaît, et l’opinion est que le fleuve se jetant à la mer entre deux hautes montagnes, comme vous pouvez le voir dès à présent, et son lit étant plein de roches, ses eaux font en coulant un fracas épouvantable à l’époque de la fonte des neiges, ce qui s’entend de fort loin, surtout pendant la nuit, et peut être comparé aux sourds grognements d’un loup. Il s’ensuit naturellement que les Grecs, amoureux de l’allégorie, auront élevé la figure en question ; de là le nom du fleuve Lycus ; les Arabes auront pris le loup pour un chien, et donné au fleuve le nom qu’il porte encore. »

Pendant cette conversation, nous approchions des curieuses roches sculptées qui décorent ce lieu agreste. L’une d’elles, celle qui m’a le plus frappé, représente, à s’y méprendre, un grand marchand persan du bazar de Stamboul, un pot de fleurs à la main. La science assure que c’est un monument assyrien ; je suis loin de le contester et prendrai pied de là pour ne pas rapporter au lecteur les nombreuses inscriptions qui couvrent le rocher.

Nous suivions toujours le Nahr el Kelb qui côtoie la voie Antonine ; nous la quittâmes bientôt pour nous enfoncer sous un bois touffu de chênes verts, de sapins et de figuiers sauvages ; puis, coupant vers un détour du fleuve, nous arrivâmes à un endroit où, resserré entre deux rochers de trois cents pieds d’élévation, il roule à la mer ses eaux limpides. C’est là qu’existe encore le pittoresque aqueduc de l’émir Fakr el Din, qui semble presque faire partie du rocher, tant les ronces, les lierres, et une grande quantité d’autres plantes pariétaires l’ont presque recouvert ; on néglige de le réparer ; en plusieurs endroits l’eau, filtrant à travers les pierres, tombe au milieu des lierres comme une pluie de diamants. L’heure s’avançant, j’en pris très-rapidement un croquis, et je rentrai à Beyrouth un peu fatigué, mais charmé de mon excursion.


Le Kesrouan. — Le collège d’Antoura. — Son hospitalité. — Le vin d’or.

C’était au lendemain qu’était fixé mon départ de Beyrouth ; j’allai prendre congé de M. Lascaris.

« Je vous ai préparé, me dit-il, une lettre d’introduction près de M. B…, un des principaux habitants français de Tripoli ; c’est un savant, un homme du plus grand mérite, et ce qui ne gâte rien, un des plus charmants esprits que je connaisse. M. B… vous donnera, mieux que je ne pourrais le faire, des renseignements précieux et un bon itinéraire pour vous rendre aux Cèdres. Il ne me reste qu’à vous adresser le souhait castillan : Vaya Vd con Dios[2] ».

Je remerciai vivement mon aimable hôte, et, suivi de mes deux moukres[3], je pris la route d’Antoura.


    jour à lui en demander la raison. « J’ai appris, répondit l’homme riche, qu’un nommé Ebrahim, fils de Soliman, est caché dans cette ville ; il a tué mon père, et je le cherche pour prendre mon talion. — Alors je connus, dit Ehrahim, que Dieu m’avait conduit à dessein ; j’adorai son décret et, me résignant à la mort, je répliquai : Dieu a pris ta cause ; homme offensé, ta victime est à tes pieds. » L’homme riche étonné répondit : « Ô étranger ! je vois que l’adversité te pèse, et qu’ennuyé de la vie, tu cherches un moyen de la perdre ; mais ma main est liée pour le crime. — Je ne me trompe pas, dit Ebrahim, ton père était un tel ; nous nous rencontrâmes en tel endroit, et l’affaire se passa de telle et telle manière. » Alors un tremblement violent saisit l’homme riche, ses yeux étincelèrent de fureur et se remplirent de larmes ; il resta ainsi quelque temps le regard fixé contre terre ; enfin, levant la tête vers Ebrahim : « Demain le sort, dit-il, te joindra à mon père, et Dieu aura pris mon talion. Mais moi, comment violer l’asile de ma maison ? Malheureux étranger, fuis de ma présence ; tiens, voilà cent sequins ; sors promptement, et que je ne te revoie jamais. »

  1. La voie Antonine.
  2. Allez sous la garde de Dieu.
  3. Guides à cheval.