Page:Le Tour du monde - 04.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce théâtre, beaucoup trop peuplé, si vous n’y êtes dévoré que par des puces. Mais prenez patience et courage : vos oreilles et vos yeux seront satisfaits.

On donne ce soir : Na famiglia entusiasmata pe la bella museca de lo Trovatore (Une famille enthousiasmée par la belle musique du Trovatore). C’est, comme vous le voyez, une pièce de circonstance, comme presque toutes les nouveautés qui paraissent sur ce théâtre heureux. L’auteur à la mode depuis trente ans environ est Pasquale Altavilla. Dès qu’il voit une actualité qui fait événement, il la prend au vol et en compose une comédie en quatre actes. Ces comédies sont toutes singulières ; elles offrent, dans leur bouffonnerie exorbitante, un incroyable fond de vérité. Elles sont invraisemblables, mais toujours vraies ; impossibles, mais jamais fausses ; il y en a qui sont des chefs-d’œuvre de merveilleux et de naturel. Figurez-vous les petites pièces de Molière : Pourceaugnac, par exemple, ou Scapin, et vous aurez le théâtre d’Altavilla ; seulement, le poëte napolitain est moins sage. Il est grotesque à outrance ; il lui manque le quart d’heure de réflexion. Je vous envoie le portrait de ce grand comique, qui est en même temps un grand comédien, d’un burlesque à tout rompre. Vous voyez ces petits points blancs qui ourlent son gilet : c’est un vœu qu’il a fait à la madone. Il ne manque pas un office divin ; le soir, au théâtre, il fait des folies à dérider un buveur d’opium. Il a écrit cent quatre-vingts pièces, et il est pauvre. Pour chaque pièce, on lui donne cinquante francs. Deux cents francs par mois pour jouer la comédie deux fois par jour. Cet argent ne pouvant lui suffire, il donne des leçons de déclamation et de guitare ; il est, de plus, mâchicot, et il passe toutes ses matinées au théâtre à diriger les répétitions de ses pièces. Où les écrit-il donc ? Le soir, dans les couloirs, pendant les scènes où il ne paraît pas. Il est arrivé ainsi à élever honorablement ses trois fils et à doter ses deux filles, mais il a toujours été pauvre.

Un jour cependant (j’ai déjà publié cette phrase, mais elle est bonne à répéter), il trouva sur son escalier deux petits orphelins abandonnés ; il les porta dans les bras de sa femme et leur demanda s’ils s’y trouvaient bien : ils répondirent que oui.

« Restez-y donc, leur dit-il, je travaillerai un peu plus ; vous serez les enfants de la madone. »

Silence maintenant, la toile se lève et la pièce va commencer.

Nous sommes chez Éléonore, sœur de Nicolette et de Térésine, sœur en napolitain ; nous disons nous, cousine germaine. Éléonore ayant reçu un peu plus d’éducation que ses cousines, rougit d’elles et n’avoue pas cette parenté. Elle consent à leur faire du bien, mais à condition que l’une d’elles se tienne à distance, et que l’autre, la Térésine, passe pour la femme de chambre de la maison. Nous apprenons tout cela dans les premières scènes, et nous assistons à des disputes de famille entre les trois sœurs. Enfin, tout s’apaise en un moment, parce qu’au fond Éléonore est bonne et que, la bise étant venue, elle donne six ducats à Nicolette pour que la pauvre fille s’achète une robe en laine et coton.

Un abbate. — Dessin de Ferogio.

Nous assistons, de plus, à une petite scène de dépit amoureux entre Giuletta, nièce d’Éléonore, et son fiancé. Ces jeunes amours traversent toutes les pièces d’Altavilla, comme toutes celles de Molière. Elles n’en sont d’ordinaire ni le sujet, ni même un épisode nécessaire ; elles en sont la poésie. Juliette et son Achille sont donc en train de se bouder, quand on entend dans le couloir des pas et un chantonnement. Aussitôt toute la salle rit aux éclats : elle a reconnu la voix de Polichinelle.

Le Polichinelle actuel se nomme Antonio Petito : c’est le favori du peuple napolitain, et il mérite cette faveur par beaucoup de naturel, de verve et de grâce. Il entre, les rires redoublent à la vue de son costume extravagant. Il porte un manteau de toile cirée avec un capuchon et des boutons énormes, un gros chapeau de toile cirée également ; dans sa main droite un stick qui ne se compose guère que d’une poignée en bois de cerf ; dans sa main gauche, deux parapluies, dont l’un en toile blanche contre le soleil. Tout cela par-dessus le masque noir, la blouse et le pantalon blancs, qui constituent son accoutrement ordinaire.

Dans cette comédie, Polichinelle entre sous le nom du baron Tiratira. Il est, en réalité, domestique de don Filogonio Ripaverde, propriétaire, et presque fiancé d’Éléonore. Le faux baron vient donc pour sonder la mer où va se jeter son maître et, en même temps, pour s’insinuer, amoureux lui-même, auprès de Térésine. Non, je ne saurais jamais vous dire le feu roulant de sottises, d’inepties, de naïvetés, de bévues, de balourdises, de quiproquos, d’imbroglios, de pataqu’est-ce, qui jaillit en perpétuelle éruption de la bouche infernale de Polichinelle ! La Juliette lui fait les doux yeux pour rendre jaloux son Achille ; rien n’est plus amusant que de voir le prétendu baron, planté comme un flambeau, ses deux parapluies à la main, entre les deux amoureux qui se disputent et se rapatrient. Quand il s’aperçoit du rôle qu’on lui fait jouer, il s’écarte et insinue à sa place le comte Mollamolla, autre caricature qui vient d’entrer, enveloppé dans un châle à l’anglaise. « Ah ! çà, comte, lui dit Polichinelle, il paraît que ta sœur n’est pas sortie ce matin ? »

Ce comte Mollamolla n’est autre que Coucoumella, domestique de place ; il s’est faufilé dans la maison d’Éléonore à la faveur du Trovatore, l’opéra de Verdi, qui fait fureur à Naples et dont Éléonore s’est affolée. Pour être