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Naples. Chaque chose doit être vue à son jour ; janvier n’est beau qu’en Norvége. Le touriste abusé qui arrive ici au mois de décembre en pensant qu’il n’aura pas froid commet une triste bévue.

En premier lieu, il risque de se tromper et de grelotter de tous ses membres, car si l’air extérieur est incomparablement plus doux ici qu’à Paris et à Londres, les maisons en revanche sont plus ouvertes et plus humides, presque partout sans cheminées et construites contre la chaleur. Les chambres sont vastes et hautes, les portes et les fenêtres ne ferment pas, ou du moins ne ferment guère : il y a toujours des fissures et des interstices pour laisser passer la pluie et le vent. Des courants d’air, ingénieusement ménagés partout, soufflent des rhumes et des rhumatismes. Ici j’ôte mon paletot dans la rue et je m’y empaquette en rentrant chez moi.

En second lieu, l’hiver est en Italie, dépouillé comme partout, et si les oliviers, les chênes verts, les pins parasols, les orangers, les citronniers, ou çà et là quelques palmiers frileux perpétuent une apparence de printemps dans les endroits privilégiés, l’aspect général du pays n’en est pas moins nu et triste. La pluie tombe souvent avec une intensité et une continuité maussade et le beau ciel italien, brouillé comme celui de France, fait sourire le voyageur qui venait ici chercher le soleil. M. Théophile Gautier m’a raconté qu’il n’a cessé de pleuvoir pendant tout son séjour à Naples.

Venez donc ici en été, et, si vous le voulez bien, nous choisirons un beau soir bien clair et bien tiède. Nous quitterons la rue de Tolède encombrée de promeneurs et nous traverserons au galop la grande place du palais ou François de Paule voulut fonder un couvent, il y a déjà quatre siècles. Cet endroit était alors une sorte de banlieue inhabitée, la pente abrupte d’une colline pierreuse, quelque chose comme Montmartre, j’entends le Montmartre d’il y a quatre cents ans. Ou demanda au saint pourquoi il choisissait un endroit aussi laid pour y planter sa tente. François répondit que ce serait un jour le plus beau quartier de la ville et la résidence royale. Et ce fut ainsi. Maintenant, en face du palais, saint François de Paule a un temple assez riche et très-prétentieux dont la façade imite celle de Saint-Pierre, et l’intérieur celui du Panthéon de Rome. Ces imitations ne sont pas réussies, mais le portique a de belles colonnes ioniques en trois morceaux de marbre blanc.

Quittons ces splendeurs et descendons à Sainte-Lucie. C’est un quai qui a sa physionomie et qui garde, en dépit de tout, quelque chose de napolitain. On l’embellit à nivelle, on l’aplanit ; peine perdue : c’est toujours la rue capricieuse du peuple. Pour en chasser les baraques de pêcheurs qui se groupaient au hasard le long de la grève, on a poussé le quai jusque dans la mer ; on en a fait presque un port de plaisance. Élégance inutile : les crinolines et les habits noirs ne s’aventurent pas dans ce quartier malséant ; les voitures n’y roulent qu’en passant, pour rejoindre la Chiaia qui est la promenade noble. C’est en vain que de belles maisons cherchent à s’aligner dans cette rue ; derrière elles, autour d’elles rampent des ruelles étroites, tortueuses, ignobles, immondes, percées de fenêtres et de lucarnes s’ouvrant sans ordre et sans symétrie, et qui semblent trouées çà et là par l’aveugle caprice d’un bombardement. Dans ces ruelles infectes que l’édilité italienne n’est point parvenue encore à faire balayer, s’entasse le pauvre monde de Sainte-Lucie ; l’air n’y circule pas, le soleil n’y entre jamais, et j’avoue que moi-même, qui connais pourtant le peuple de Naples et qui sais à quoi m’en tenir sur ses férocités et ses barbaries, je ne m’aventure pas volontiers dans ces couloirs sombres qui grimpent aux pentes roides du mont Echia.

Servante napolitaine. — Dessin de Ferogio.

Grâce à ces ruelles dont l’entrée débouche sur la rue quelquefois entre deux palais, grâce à ce mont Echia (Pizzofalcone) qui tombe à pic au tournant du quai, faisant face au château de l’Œuf, rocher poussé dans la mer et retenu à la côte par une jetée, grâce au large trottoir où se suivent les comptoirs en plein vent des marchands d’huîtres et de coquillages, placés par rang d’âge le long du parapet du quai, grâce à toutes ces choses et malgré ses pavés neufs, ses hôtels étrangers, malgré le passage des voitures aux heures de la promenade (une heure ou deux avant le coucher du soleil), Sainte-Lucie est l’une des contrées les plus curieuses et les plus bizarres de Naples. Ajoutez que ce quai regarde face à face le Vésuve tout entier, du haut en bas, fumant à l’horizon de l’autre côté de la mer. Le volcan se revêt au soleil couchant de teintes rouges qui bleuissent peu à peu, devenant par degrés violettes, lilas, puis bleues tout à fait, et d’un bleu cendré les soirs de lune. Derrière le Vésuve, commence le promontoire aimé des poëtes qui s’avance en s’arrondissant dans la mer au bord de laquelle il égrène les blanches maisons de Castellamare et de Sorrente. Ajoutez à cela le ciel uni, l’air transparent, la nuit limpide, et vous aurez à peu près le tableau.

Mais vous n’avez pas encore les personnages. Je voudrais vous les montrer un soir de fête, le soir de Sainte-Anne par exemple, grande solennité dans le pays, et par conséquent grande ripaille. À Naples cependant, disons-le tout d’abord, la plèbe est sobre. Elle fait un repas par jour, deux quelquefois ; mais le second n’est que le regain du premier : et ce repas se compose de deux plats tout au plus, même dans les maisons bourgeoises qui ont gardé les mœurs nationales. Le Napolitain ne s’enivre pas d’habitude ; vous pouvez traverser la ville entière, les dimanches et les lundis soir, sans rencontrer un seul