Page:Le Tour du monde - 04.djvu/47

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’abord imaginé de faire faire près de moi un grand feu par Manoël tandis que je peignais. Mais, outre que je rôtissais, je n’échappai pas à mes ennemis. Il m’eût fallu me mettre dans le feu même. Alors je m’arrangeai une moustiquaire, au moyen de quatre bâtons : après en avoir chassé les insectes je me glissai lestement dessous comme à Rio, dans le palais. Il y avait bien à cela un petit inconvénient ; l’étoffe de la moustiquaire était verte, et il s’ensuivait qu’en peignant je voyais tout en vert. Je n’en étais pas moins très-fier là-dedans, assis sur un siége de ma façon et entouré de milliers d’assiégeants, exaspérés de ne pouvoir m’atteindre. Ils étaient monstrueux ; ce n’étaient pas des moustiques, mais bien d’affreux maringouins, dont les piqûres causent une douleur plus vive et sont vénéneuses.

Désespoir.

Une fois, tandis que je riais sous cape de leur impuissance, travaillant avec courage pour réparer le temps que j’avais perdu à dresser ma prison verte, tout à coup je me sentis piqué au front : un maringouin était entré ! La chasse fut longue, mais je parvins à écraser mon ennemi entre mes deux mains. Je repris ma palette. Bientôt, autre piqûre, autre chasse. En m’agitant, je fis une ouverture à la partie inférieure de la moustiquaire… j’en devins enragé ! Je renversai tout, boîte, études. J’essayai de m’arracher les cheveux, mais ils étaient trop courts. Si Manoël avait été là, je l’aurais, assommé. Je cassai en tout petits morceaux les supports de mon établissement et je déchirai la toile.

Costume contre les moustiques.

De retour à la maison, voyant qu’après tout la colère ne remédiait à rien, j’essayai de plusieurs autres procédés. Faute de posséder un masque de salle d’armes, j’essayai d’en faire un avec du fil de fer, mais cela ne me réussit pas, et je m’arrêtai à un autre parti qui me parut le meilleur. Sur un grand chapeau de planteur j’attachai un morceau de ma moustiquaire, à peu près comme un voile de mariée. Il me tombait sur les épaules que je cuirassai avec un cahier de papier. Mon cou se trouvait ainsi préservé par devant et par derrière. Vis-à-vis mes yeux j’avais fait deux petits trous bordés avec un ruban de fil et que je me proposai de couvrir à l’aide de mes lunettes. De vieux jupons, descendant bien plus bas que les pieds et pouvant encore se replier me garantissaient le reste du corps. J’étais ravi de mon invention. La journée du lendemain serait bonne : rien ne me troublerait dans mon travail ; je partis gaiement. Arrivé sur mon plateau, je m’affublai de mon nouveau costume. Moustiques et maringouins furent bien attrapés. Je peignais à mon aise, lorsque, fatalité étrange ! voilà que mes lunettes sautent en l’air ! je venais, par mégarde, de leur donner un coup qui heureusement ne les avait pas cassées ; mais un maringouin s’était aussitôt introduit par la brèche et glissé dans mon œil gauche. C’en était trop ! je jetai toutes mes armes défensives et, sans même avoir la force de me mettre en colère, j’acceptai le martyre. Je n’eus plus le courage de recourir à d’autres expédients. J’ai tant souffert pendant les trois semaines suivantes, que je dois renoncer à en parler davantage, certain que je ne serais pas compris. Les moustiques avaient beau jeu. Ils furent sans pitié. Je n’avais presque plus figure humaine ; on me voyait à peine les yeux ; mais, aussi résolument qu’au pôle nord et au milieu des ours blancs, j’avais travaillé et j’étais parvenu à peindre un vaste panorama. Il était composé de six feuilles où, avec une grande conscience, j’avais copié servilement plantes, arbres et fleurs, de même qu’autrefois les glaciers, les rochers noirs et aigus du Spitzberg.

Je considérais cette peinture comme mon œuvre capitale ; je n’espérais rien faire de mieux. Il était donc sage de songer au retour. Encore une semaine au plus et j’allais quitter ces lieux, qui, bien qu’on ait des maux à y endurer, font perdre la mémoire du passé et donnent cette sorte de fièvre que le capitaine Mayne-Reid nomme dans son roman intitulé Les chasseurs de chevelures « la fièvre de la Prairie. » C’était parfaitement vrai pour moi : je vivais en sauvage, me nourrissant le plus souvent du seul produit de ma chasse, sans devoirs à remplir, sans engagements, mais aussi sans affections. Je n’avais plus à compter que sur mes propres forces ; elles me suffisaient…

L’heure du départ arriva enfin. J’allais quitter mes grands bois, un an après mon départ de Paris, le jour de Pâques. Je retournai encore une fois dans les lieux que j’avais parcourus le plus habituellement. J’allai dire adieu à ces longs sentiers, où, à l’abri du soleil brû-