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Si la plupart des maisons de San Francisco sont encore en bois, la ville n’en est pas moins à l’abri de ces sinistres sans nom qui marquèrent si tristement sa naissance. Pour cela, le système le plus parfait a été organisé contre le feu. Deux guetteurs sont sans cesse en observation sur une tour élevée du city hall ou hôtel de ville, et sonnent le tocsin à la moindre lueur d’incendie. Alors, de tous les coins de la ville, les pompes se mettent en mouvement, et tous les corps de pompiers volontaires rivalisent de zèle et de courage. C’est à qui arrivera le plus tôt sur le théâtre de l’incendie. Le feu est vite éteint, mais l’empressement qu’on met à pomper projette l’eau avec tant de force qu’une partie de l’édifice est démolie par l’élément préservateur aussi bien que par l’élément destructeur. J’ai toujours été frappé à San Francisco de l’entrain que tous les pompiers mettaient à remplir leur devoir. Nos compatriotes se distinguent parmi les plus hardis, et la compagnie Lafayette s’est toujours fait remarquer avec honneur dans tous les sinistres.

Quant à la pompe, c’est l’enfant gâté de chaque compagnie, et dès que l’incendie est éteint, on la ramène triomphalement dans un édifice spécial, bâti pour elle seule. Là un fidèle pompier veille nuit et jour à sa garde. Autour de la salle sont inscrits les titres de gloire de la compagnie, ou plutôt de l’instrument, en qui elle se personnifie.

À côté des corps de pompiers, il faut mentionner les gardes nationales, et là aussi nos compatriotes brillent au premier rang. Il est si doux de porter un sabre et un fusil et d’aller faire la parade !

Pour un touriste désœuvré, les éléments d’étude ne manquent pas à San Francisco, et je me plaisais à tout observer. Le climat seulement me paraissait intolérable. D’abord point d’été, malgré la saison dans laquelle nous étions. Il fallait être vêtu d’hiver, et de neuf heures du matin à quatre heures du soir, une brise glaciale, soulevant les dunes du rivage, remplissait les rues de froid et de poussière. C’est là le climat de San Francisco, dû sans doute à sa position particulière, pendant que dans l’intérieur un éternel été fait de la Californie un paradis terrestre.

Je terminerai ce qui a trait à la reine du Pacifique par quelques détails sur le dénombrement de sa population. San Francisco renfermait en 1859 près de quatre-vingt mille habitants, dont cinquante mille du sexe masculin et de race blanche. Dans ce nombre, les étrangers (Français, Anglais, Allemands, Espagnols des colonies, etc.) entraient à peu près pour un neuvième. Le chiffre des femmes était de moins de vingt-cinq mille. Le restant de la population se composait de quatre à cinq mille Chinois et de quinze cents à deux mille nègres. Dans les villes de l’intérieur et surtout dans les centres miniers, le nombre des femmes descend au tiers, au quart et même au cinquième de celui des hommes ; par contre, le nombre des Chinois augmente considérablement ; mais les Américains pensent avec raison que cela n’établit point une juste compensation.



II

DE SAN FRANCISCO À STOCKTON ET COULTERVILLE.

Départ. — Le vapeur Bragdon. — Baies de San Francisco, de San Pablo et de Suisun. — Le San Joaquin. — Stockton. — Le coche. — La table d’hôte de Knight’s Ferry. — L’automédon américain. — Le berceau à laver l’or. — Cahots et secousses. — Le wagon. — Végétation naturelle. — La Yedra. — Les serpents à sonnettes. — Arrivée à Coulterville. — Souvenirs mythologiques.

San Francisco, qui m’occupa pendant toute une quinzaine, et où je devais plusieurs fois revenir, n’était pas la seule ville de Californie qui dût piquer ma curiosité. J’étais désireux de voir aussi l’intérieur de cet intéressant pays, et le 17 juin je m’embarquai sur un des vapeurs qui font le service de la baie et des fleuves et rivières de la contrée. Je serrai la main de mon hôte, chez qui j’avais passé de si doux instants, et dont le jeune enfant à la tête blonde et la femme, une Irlandaise accomplie, avaient jeté un grand charme sur nos soirées ; et je repris le bâton du voyageur, en compagnie d’un Californien des premiers jours, un compatriote, M. P…, avec lequel j’allais parcourir les comtés de Tuolumne, de San Joaquin, de Mariposa et de la Merced.

Le Bragdon, vapeur en forme de maison flottante, comme ceux de l’Hudson, du Delaware et du Mississipi, nous avait à peine reçus à son bord, que le signal du départ était donné. Les wharves s’éloignèrent bientôt devant nous, et la ville sembla fuir aussi.

L’intérieur de notre navire était des plus élégants et les cabines parfaitement tenues. Un boudoir, décoré avec luxe, était réservé à l’usage spécial des dames, pour lesquelles tout le monde professe, en Californie comme dans tous les États-Unis, une déférence respectueuse. Nous passâmes par le travers du golden gate, et nous côtoyâmes quelques îlots de la baie. Une innombrable nuée de cormorans, de pélicans et autres oiseaux marins, gorgés de poissons, venaient y déposer religieusement les produits de leur digestion laborieuse, et préludaient ainsi à la confection du moderne guano. Bientôt nous entrâmes dans la baie de San Pablo, qui fait suite à celle de San Francisco. Là, les eaux devinrent tout à fait limpides, les rives s’élevèrent et l’on se serait dit dans un lac de la Suisse. À droite, le mont du Diable élevait vers le ciel sa cime arrondie, jusqu’à quatre mille pieds de hauteur. Dans la baie, des barques aux blanches voiles, que gonflait la brise du soir, passaient à chaque instant à côté de nous.

De la baie de San Pablo nous entrâmes, par un étroit passage, dans celle de Suisun, ainsi nommée de la tribu indienne qui en peupla longtemps les rives. Nous venions de laisser à gauche Mare-Island et les immenses arsenaux de la marine fédérale dans le Pacifique ; et bientôt nous aperçûmes Benicia, où sont établis les quartiers de l’armée de terre, ainsi que les grands ateliers de la compagnie postale des bateaux à vapeur.

Benicia, la Venise californienne, et en face Martinez, ville agricole, gardent comme deux sentinelles l’entrée de la baie de Suisun. De cette baie nous passâmes dans le fleuve San Joaquin, aux rives basses et marécageuses,