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de l’île. Pour leur donner une idée de sa grosseur et de sa force et les effrayer d’avance, il remit une de ses défenses au messager qui leur portait son défi. Les animaux, en effet, remplis de terreur à la vue de la terrible dent, allaient reconnaître la supériorité de l’éléphant, lorsque le porc-épic vint les tirer d’embarras. Il les engagea à accepter le défi et à envoyer un de ses piquants à l’ennemi commun, afin qu’il pût juger de la puissance de l’animal qui avait de pareils poils. Trompé par cet artifice, l’agresseur n’osa pas attendre son redoutable adversaire, et s’en retourna tout honteux[1]. »

Le 9 novembre, je passai devant l’embouchure du Roungan. Cette rivière est bien aussi considérable que le fleuve dont elle est tributaire. Jusqu’au point de jonction, le Kahayan est navigable toute l’année pour les plus grands bâtiments de commerce, et le mouvement du flux et du reflux s’y fait sentir pendant la saison sèche ; mais au delà, il est sensiblement plus étroit, et n’a plus guère que cinquante pieds de large.


II
Visites à plusieurs kampongs. — Forteresse indigène. — Bandes de brigands.

Après avoir vogué quatre jours dans des forêts désertes, je remarquai que les bords du fleuve devenaient de plus en plus élevés ; je me retrouvai dans des pays cultivés, et j’abordai au kampong de Moura-Rawi, résidence du chef supérieur du moyen Kahayan, faible vieillard dont l’autorité n’est respectée (et encore médiocrement) que dans la partie supérieure de son district. Les ordres mêmes du résident hollandais de Banjermasing n’y sont exécutés qu’autant qu’ils sont conformes à l’intérêt ou au bon plaisir des indigènes. C’est que le souvenir de l’expédition hollandaise, qui avait eu lieu une vingtaine d’années auparavant, y est effacé. Depuis on n’y avait vu d’autres Européens que des missionnaires et des naturalistes ; aucun d’eux même n’avait été au delà du kampong de Tawan-Kali (1°26’de latitude méridionale). J’étais le premier qui eût dépassé cette limite. Il est interdit aux Chinois et aux riverains du Bandjer ou Barito d’aller commercer plus haut que le kampong de Pilang, ce qui contribue à maintenir l’indépendance des districts du moyen et du haut Kahayan.

Le kampong de Moura-Rawi est en décadence. Beaucoup de ses habitants, découragés par une série de mauvaises récoltes de riz, se sont établis sur les bords de la rivière voisine, le Roungan. La population n’est plus que de deux cent dix âmes. L’enceinte de palissades est à demi tombée ; plusieurs maisons ont été abandonnées et quelques autres sont en ruines ; les nombreuses idoles dont elles sont entourées et la quantité de palmiers à cocos qui ombragent le kampong attestent seules dans quel état florissant était autrefois ce chef-lieu. Les pieux qui supportent les maisons sont encore plus hauts que dans le district inférieur. Les parois sont en écorce d’arbre ou en treillage de bambou, et les toits sont couverts d’une herbe si durable qu’ils n’ont besoin de réparation que tous les dix à quinze ans.

L’intérieur des maisons est sale et noir, la fumée n’ayant d’autre issue que les portes ou les ouvertures horizontales pratiquées dans les murs en guise de fenêtres. La distribution des appartements est fort peu régulière. Cependant l’habitude est qu’il y ait, au centre, une grande salle, et alentour divers cabinets séparés par des cloisons décorées, des treillages de bambou, ou bien des planches ornées d’assez jolies arabesques et de guirlandes sculptées. Aux murs sont suspendus des ustensiles de ménage, des armes, des engins de pêche, des habits, des amulettes, etc.

Près du fleuve s’élèvent quelques balais, ou lieux de réunion communs à tous les habitants du kampong, et où se célèbrent des fêtes pendant le séjour des voyageurs. La plupart de ces édifices, beaucoup plus grands que les maisons particulières, sont d’ailleurs extrêmement simples ; ils ne consistent qu’en une longue salle ouverte, supportée par des pilotis d’environ quatre pieds de haut, et couverte d’un toit très-saillant. On trouve ordinairement près de là une petite forge, à l’usage de tous les habitants de la localité et même des étrangers.

Le lieu de débarquement est un petit radeau amarré au rivage, et d’où une échelle, faite d’un seul tronc d’arbre entaillé ou de plusieurs soliveaux, mène à un pavillon qui s’élève sur la rive et sert de gîte aux voyageurs. De là on se rend au kampong sur un chemin de planches établi à deux pieds au-dessus du sol, et divisé en autant de branches qu’il y a de maisons. Aussi les habitants peuvent-ils se visiter l’un l’autre à pied sec pendant les pluies ou les inondations. Ils élèvent divers espèces d’animaux domestiques : le buffle, le porc, la chèvre, les gallinacées, le chien et le chat. Leurs principales occupations sont la culture du riz, la récolte du rotin pendant la saison des pluies, et celle de plusieurs sortes de résines pendant la mousson sèche. Quelques-uns s’emploient au lavage de la poudre d’or que charrie le fleuve ; mais cette industrie est beaucoup moins lucrative ici que plus haut ; c’est à peine si une personne peut ramasser pour soixante cents (un franc trente) de paillettes par jour.

Le 13 novembre, j’arrivai au Kotta de Hanoa, le premier kampong fortifié en remontant la rivière. Il est entouré de pieux de bois de fer, hauts de trente pieds, au-dessus desquels passent de longues perches surmontées de calaos (oiseau rhinocéros) sculptés en bois, dont quelques-unes portent ou pressent de leurs serres des crânes humains. À l’intérieur de l’enceinte sont érigées une foule d’idoles. Les quatre corps de bâtiments qui com-

  1. Malgré les assertions de quelques géographes, il ne paraît pas que Bornéo nourrisse, à l’époque actuelle, des éléphants et des rhinocéros. En aucune des parties de l’île où des voyageurs dignes de confiance ont pu pénétrer, ils n’ont vu trace de ces deux grands pachydermes, pas plus que du vrai tigre (felis tigris, tigre royal). On ne rencontre dans les parties centrales et montagneuses de Bornéo qu’un seul carnassier de grandeur moyenne, le tigre longibande (felis macrocelis), fort inférieur en taille, en force et en voracité à la panthère commune (felis pardus). Temminck, Les possessions néerlandaises).