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tous les agriculteurs et tous les horticulteurs des deux mondes.

Des chênes verts et blancs, çà et là quelques pins au tronc élancé, se dégageaient au milieu d’épaisses bruyères. Celles-ci couvraient de leur manteau diapré toutes les collines environnantes, et me rappelaient agréablement les maquis de la Corse et de la Toscane, que je parcourais encore il y avait à peine six mois. Aux bruyères se mêlaient des marronniers nains, aussi en complète floraison, et sur certains points apparaissait le manzanillo. Cet arbuste est ainsi nommé de la petite pomme qu’il produit (en espagnol manzana), et dont les Indiens se servent pour fabriquer une sorte de cidre, qu’ils boivent à défaut d’eau-de-vie.

J’étais tout entier plongé dans cette étude de la flore californienne, quand P… me montra du doigt un petit arbre aux feuilles vertes. « C’est la yedra, me dit-il. Ce nom, en langue castillane, veut dire lierre ; mais cet arbuste, comme vous le voyez, n’a aucun rapport avec notre lierre d’Europe ; bien plus il jouit de propriétés malfaisantes très-curieuses. La yedra, justement redoutée du mineur, empoisonne par le simple contact, et quelquefois même à distance. La peau rougit, se gonfle et se couvre de boutons. L’inflammation se localise sur certaines parties du corps, et parfois une fièvre assez violente survient. On dit alors qu’on a pris la yedra. — Je crois plutôt, lui répondis-je, que c’est la yedra qui vous a pris. — Quelquefois, continua mon compagnon, les émanations vénéneuses de la yedra atteignent des personnes impressionnables, lors même qu’elles ne feraient que fixer leurs regards sur cette plante, sans la toucher. Tout récemment aussi le vent a charrié sur une ville le poison de ce vilain arbuste, et la majeure partie des habitants ont été plusieurs jours en proie à une épidémie d’un nouveau genre. — Mais tout le monde prend-il la yedra ? lui demandai-je. — Non, et quelques personnes vont même, par bravade, jusqu’à en rouler des feuilles dans leurs mains, sans cependant oser les porter à la bouche. Il paraît aussi qu’on a vu des vaches impunément brouter la yedra. »

La conversation que je venais d’avoir avec mon compagnon de route était évidemment instructive, et je me promis de mettre à profit cette leçon de botanique. P…, qui était ce jour-là en veine d’histoire naturelle, passa alors à la zoologie.

« Nous avons, comme agréments locaux, dans le comté de Mariposa, non-seulement la yedra, mais aussi, me dit-il, de magnifiques serpents à sonnettes. Roulés dans la poussière des chemins ou cachés sous les feuilles mortes, ils s’y montrent complétement inoffensifs. Mais malheur au passant qui mettrait le pied sur eux ! La morsure est mortelle, et le venin qu’ils distillent, rassemblé autour de leur gencives, passe immédiatement dans la plaie. On n’échappe à une mort certaine qu’en faisant sur la morsure une incision en croix et en l’arrosant d’ammoniaque. Ce puissant corrosif peut aussi être remplacé par un fer rouge ou un charbon enflammé. » — Moi. « Mais l’ammoniaque, un fer rouge, un charbon enflammé ne sont pas des choses qu’on trouve toujours sous sa main ; tandis qu’au moment ou l’on y pense le moins on peut mettre le pied sur un serpent à sonnettes. » — P… « C’est vrai. Aussi nos mineurs sont-ils toujours munis d’une excellente paire de bottes, avec laquelle ils défient les crotales. Je vous engage à faire comme eux. On cuit l’été dans cette chaussure, par la chaleur qu’il fait ici ; mais on évite une morsure presque toujours terrible. Au reste, le crotale n’attaque jamais le premier. L’appendice osseux qui termine sa queue augmente d’une vertèbre chaque année ; ces vertèbres sont à découvert, et c’est ce qu’on nomme la sonnette ou plus justement, en anglais, the rattle, la crecelle. Plus le nombre de sonnettes est grand, plus le serpent est venimeux. Le bruit que font ces sonnettes, en frottant l’une sur l’autre, rappelle celui du parchemin froissé, et le crotale a toujours soin de prévenir, de cette façon, le passant à distance. — Peste, dis-je ! les crotales et la yedra ! Savez-vous que la Californie ne laisse rien à désirer. J’ai bien vu des vipères en Italie ; mais pas de yedra. — À Mariposa, nous avons aussi la tarentule, me dit P… en riant ; et pour peu que vous vouliez continuer le parallèle avec l’Italie, vous voyez que je vous mets en bonne voie : vous trouverez sur les bords de la Merced un placer fameux, que nous nommons Tarentula flat ou le plateau des tarentules. Cet été, deux mineurs, piqués pendant leur sommeil, sont morts tous les deux ; car il faut que vous sachiez que les tarentules, comme les serpents à sonnettes, entrent volontiers dans les appartements. — J’en ferai mon profit, » dis-je à P…

Pendant cette intéressante conversation, deux Chinois, assis devant nous, nous regardaient curieusement en ouvrant leurs yeux en amande, qui brillaient sur leur face jaune. Les Célestials, pour les appeler de leur nom californien, ne comprenaient pas un mot de nos discours ; mais devinant que la discussion était pleine d’intérêt, ils essayaient de s’en rendre compte.

À neuf heures du soir, cahotés et secoués de plus en plus, littéralement moulus, couverts de poussière, nous arrivâmes enfin à Coulterville, après seize heures passées en diligence depuis Stockton. Un digne et honnête Auvergnat, Vermenouze, dont j’aurai bientôt à esquisser le portrait, nous attendait de pied ferme, pour s’emparer des paquets et des malles. J’acceptai, sans me faire prier, l’hospitalité chez mon compagnon de voyage. Je n’étais nullement désireux de prendre part à un dîner américain, et encore moins de me coucher dans le big room ou grand salon commun, que m’offrait, comme à un Californien déjà acclimaté, l’honorable M. Coulter, fondateur de la ville à laquelle il avait donné son nom, maître du principal hôtel, directeur de la poste, etc.

L’histoire des serpents à sonnettes était encore présente à mon esprit, et la journée avait été chaude. Je voyais partout de hideux crotales, à la tête triangulaire, les uns tapis sous les feuilles mortes, les autres roulés dans la poussière du chemin. Comme P… demeurait au dehors du village, je fis prudemment passer Vermenouze devant moi. Je suivais par derrière, étudiant au clair de