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VOYAGE LE LONG DES FLEUVES LUPPAR ET KAPOUAS, DANS LA PARTIE OCCIDENTALE DE BORNÉO,

PAR MME IDA PFEIFFER[1].
1852


I

De Sarawak à Sacaran. — Visites aux Dayaks. — Mœurs et coutumes de ces sauvages. — Leurs costumes — Horribles trophées.

… Après avoir admiré à Sarawak les travaux herculéens et les œuvres civilisatrices du rajah Brooke[2], je me dirigeai vers la rivière Sacarau, qui marque vers le nord la limite de ses États, les mieux gouvernés de toute l’île. M. Lee, le commandant du district, me reçut de la manière la plus aimable dans le fort de bois que le rajah a fait élever pour la sûreté de cette partie de ses frontières.

Le fleuve Sacaran est un peu plus considérable que le Sarawak ; mais il se divise, à trente milles de son embouchure, en deux bras, et c’est près du plus petit, appelé le Luppar, que s’élève le fort.

Les rives sont bordées tour à tour de nipas, de petits bois, de jungles et de plantations de riz. Ici encore, comme sur les bords du Sarawak, l’eau se répand en beaucoup d’endroits dans l’intérieur des terres ; ce qui arrive à la plupart des fleuves de Bornéo. Leurs bords sont si bas qu’à plusieurs milles tout est sous l’eau, et qu’il n’y a que des marécages.

Dès que M. Lee avait été instruit de mon arrivée et de mes projets de voyage dans l’intérieur, il avait communiqué cette nouvelle aux indigènes, qui affluèrent de toutes parts pour me voir : car aucune femme blanche n’avait encore pénétré dans ces régions. Il fallut, du matin au soir, me prêter à leur curiosité et me laisser contempler. Mais les visiteurs, tant Malais que Dayaks, se montrèrent très-réservés : au lieu de m’importuner par des questions, ils se contentèrent de me tendre la main, de s’asseoir autour de moi et de me regarder en silence la bouche béante. Quelques-unes des femmes dayaques avaient des corsages très-courts, et elles ne se gênèrent pas pour les quitter en entrant dans la chambre.

Le lendemain je rendis quelques visites. Je trouvai que chez les Malais tout était organisé comme à Sarawak ; aussi je ne restai pas longtemps avec eux : je préférais visiter dans le voisinage une tribu de Dayaks indépendants, de ceux qui sont appelés par les Anglais et par les Hollandais chasseurs ou coupeurs de têtes, de Sacaran. J’y vis une grande cabane, longue d’environ soixante mètres. Dans la véranda, on avait étalé tant d’objets de mercerie, que j’aurais pris ces Dayaks pour des marchands, si l’on en trouvait chez eux. On apercevait partout des étoffes de coton ou d’écorce tressée, des nattes superbes, de beaux paniers de toutes formes, de toutes grandeurs et d’un travail exquis. Ailleurs on découvrait quelques-uns de ces vases précieux dont j’ai parlé ; j’étais encore à m’expliquer le prix que ce peuple y attache. Aux murs étaient suspendus les parangs, les tambours et les gongs. Toutes leurs richesses sont là exposées, sans oublier les grands tas de bambous, les porcs préparés, et les sacs amoncelés de riz et d’autres provisions.

Ces Dayaks, incomparablement plus parés que ceux qui avoisinent Sarawak étaient, pour la plupart, couverts de bijoux. Ils avaient le cou chargé, jusqu’à la poitrine, de perles de verre, de dents d’ours et de coquillages ; leurs bras jusqu’aux coudes, leurs pieds jusqu’à mi-jambe, étaient ornés de cercles de laiton ; beaucoup d’entre eux portaient au haut d’un de leurs bras un bracelet fait d’un coquillage blanc taillé, qui a chez eux un très-grand prix. Mais ce qu’ils estiment par-dessus tout, c’est un collier et un bracelet de dents d’hommes. Leurs oreilles sont percées et ornées d’anneaux de laiton. Je comptai sur l’un d’eux quinze de ces anneaux, dont chacun allait en s’élargissant : le plus grand arrivait à l’épaule, et avait certainement trois pouces de diamètre. À ce dernier était encore fixée une feuille, une fleur, une petite chaîne de laiton, ou quelque autre babiole. Quelques-uns portaient sur la tête une espèce de bonnet en étoffe rouge, garni de perles, de coquillages, de petites plaques de laiton et d’une belle plume d’argus. D’autres avaient autour de la tête un morceau d’étoffe d’écorce, en forme de guirlande, dont les bouts, largement frangés, ressemblaient à des plumes retroussées. Un homme paré de la sorte, couvert d’ornements par en haut, et en bas tout nu, avait l’air assez comique.

Les femmes portaient beaucoup moins d’objets de parure ; elles n’avaient pas de pendants d’oreilles, pas de colliers de dents d’ours, et rarement des perles de verre. En revanche, leur raway, appelé ici sabit, large de huit à neuf pouces, était garni d’une quantité innombrable d’anneaux de laiton ou de plomb. Je soupesai un de ces pagnes magnifiques, et le poids, sans exagérer, m’en sembla être de vingt livres.

M. Lee engagea le chef à faire exécuter la danse des

  1. Extrait de Mon second voyage autour du monde, par Mme Ida Pfeiffer, traduit de l’allemand avec l’autorisation de l’auteur, par W. de Suckau. 1 vol. in-18. Paris. 1857 ; L. Hachette et Cie.

    Sur les pas de M. Schwaner, nous venons de pénétrer du sud au nord jusqu’au massif montagneux d’où s’épanchent vers toutes les aires de l’horizon les grands cours d’eau de Bornéo. En suivant maintenant au milieu de ce même massif Mme Ida Pfeiffer, qui s’y est rendue par la route de l’ouest, nous aurons en quelque sorte fait opérer à nos lecteurs la traversée complète de cette grande île.

  2. Voir le Tour du monde, tome IV, 97e liv., p. 298.