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temps, ou nous sommes peut-être, par les formes extérieures, plus polis et plus civilisés, en sommes-nous pour cela moins cruels ? Ce n’est pas quelque misérable petite cabane comme celles des Dayaks ignorants et barbares, mais de vastes salles et les plus grands palais, que bien des hommes célèbres de l’Europe pourraient orner des têtes sacrifiées à leur ambition et à leur soif de pouvoir. Que de milliers d’hommes ont été immolés pour satisfaire aux désirs de conquête des grands capitaines ! La plupart des guerres ne sont-elles pas entreprises pour assouvir la cupidité et l’ambition d’un seul homme ? Vraiment, je suis étonnée de voir comment nous autres Européens nous osons fulminer anathème contre de pauvres sauvages qui tuent leurs ennemis comme nous tuons les nôtres, mais qui peuvent au moins s’excuser en disant qu’ils n’ont ni éducation ni religion qui leur prêchent la douceur, la clémence et l’horreur du sang.

On lit dans beaucoup de descriptions de voyages que les Dayaks témoignent leur amour à leur bien-aimée en déposant une tête d’homme à ses pieds. Cependant un voyageur, M. Temmingk, prétend que ce n’est pas vrai. Je serais tentée de me ranger à son opinion. Où ces sauvages prendraient-ils toutes ces têtes, si tout amoureux devait faire un pareil cadeau à sa fiancée ?

La triste coutume de la décollation semble plutôt avoir pris son origine dans la superstition ; car quelque rajah tombe-t-il malade ou bien entreprend-il un voyage chez une autre tribu, lui et sa tribu s’engagent à faire le sacrifice d’une tête d’homme en cas de guérison ou d’heureux retour. Le rajah meurt-il, on sacrifie une tête ou même deux. Dans les traités de paix plusieurs tribus fournissent également de part et d’autre un homme pour être décapité, mais dans la plupart on sacrifie des porcs à la place d’hommes.

S’il a été fait vœu de fournir une tête, il faut qu’on se la procure à tout prix. En ce cas, quelques Dayaks se mettent d’ordinaire dans une embuscade. Ils se cachent dans l’herbe des jungles, haute de trois à six pieds, ou bien entre des arbres et des branches coupées, sous des feuilles sèches, et guettent leur victime des journées entières. Quelque être humain que ce soit, homme, femme ou enfant, qui approche de leur cachette, ils lui décochent d’abord un trait empoisonné, puis s’élancent sur lui comme le tigre sur sa proie. D’un seul coup ils détachent la tête du tronc. Le corps est couché avec soin, et la tête mise dans un petit panier destiné particulièrement à cet usage et orné de cheveux d’homme.

Ces meurtres deviennent naturellement l’occasion de guerres sanglantes. La tribu dont un membre a été tué entre en campagne ; elle ne dépose pas les armes qu’elle n’ait obtenu en représailles une ou deux têtes. Ces têtes sont ensuite rapportées en triomphe au milieu de chants et de danses, et suspendues solennellement à la place d’honneur. Les fêtes qui succèdent à cette vengeance durent tout un mois.

Les Dayaks aiment tant les têtes humaines, que toutes les fois qu’ils entreprennent, en commun avec les Malais, quelque guerre ou quelque expédition de piraterie, ils ne se réservent que les têtes et abandonnent le reste du butin aux cupides Malais.

Je regrettai beaucoup de ne pas être arrivée huit jours plus tôt : j’aurais pu assister à la célébration d’un traité de paix qui, grâce aux efforts actifs du rajah Brooke, venait d’être conclu entre deux tribus de Dayaks indépendants. M. Lee me raconta que les deux chefs ennemis étaient arrivés devant sa maison, accompagnés de vingt ou trente des leurs. Chacun d’eux apportait un porc : après beaucoup de pourparlers entre les chefs et le peuple, les porcs furent décapités, non par des Dayaks, mais par des Malais. Si la tête tombe du premier coup, c’est signe de bonheur. On ne mange pas les porcs, mais on les jette à la rivière. Les Dayaks ne font pas leurs traités pour un certain nombre d’années, calcul qui leur est inconnu, mais pour tant et tant de récoltes de riz.


II

Départ pour l’intérieur. — Montagnes. — Forêts vierges. — Orages. — Concert et danses. — Menaces et périls. — Fermeté nécessaire aux voyageurs dans ces régions.

M. Lee avait aussi tenté de me détourner de mon projet de pénétrer dans l’intérieur des terres. Suivant les renseignements qui lui étaient parvenus de ces contrées, un chef avait été tué et tout était en guerre ; cependant mon projet d’avancer aussi loin qu’on me laisserait aller était bien arrêté dans mon esprit, et le 22 janvier je m’embarquai sur le Luppar, dans l’intention de le remonter jusqu’à la chaîne du Sekamil. Indépendamment de serviteurs malais que le capitaine Brooke m’avait donnés et de huit matelots de même race, j’emmenai encore, en guise de pilote, le cuisinier de M. Lee, que celui-ci avait mis à ma disposition et qui me fut d’une grande utilité parce qu’il savait quelques mots d’anglais.

Le voyage commença aussitôt sur le territoire des Dayaks indépendants, parmi les tribus réputées les plus sauvages.

Nous arrivâmes l’après-midi de très-bonne heure à une de leurs habitations, avec l’intention d’y passer la nuit. Tous mes efforts tendaient à m’approcher d’eux avec confiance et le plus cordialement possible. Je secouai la main des hommes et des femmes, je m’assis au milieu d’eux, et, tout en les regardant travailler, je pris leurs enfants sur mes genoux. Je me rendis ensuite dans la forêt pour me mettre en quête d’insectes. On conçoit que je fus suivie par toute une troupe d’indigènes, surtout par des bandes d’enfants. Ils voulaient tous voir où j’allais et à quoi me servait mon filet pour prendre les papillons, ainsi que la boîte que je portais toujours avec moi pour y mettre les insectes. Ils étaient aussi curieux d’observer mes gestes et mes mouvements que je l’étais d’étudier les leurs. Ils commencèrent par se moquer de moi en voyant avec quel soin et avec quelle ardeur je poursuivais le moindre papillon ou moucheron[1] ;

  1. Je trouvais tout naturel de voir les sauvages se moquer de moi ; la même chose m’arriva plus tard dans les colonies européennes, et jusque dans les États-Unis d’Amérique, chez des gens qui passent pour civilisés. Quelquefois ceux-ci poussaient leurs