Page:Le Tour du monde - 05.djvu/159

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

haute estime et la grande vénération dont les Dayaks avaient fait preuve pour le rajah Brooke me touchèrent infiniment. On voit par là combien les peuples sauvages sont reconnaissants quand on agit bien et franchement avec eux. Que n’avais-je en ce moment autour de moi les ennemis de cet homme généreux ! Combien cette scène les aurait confondus !

Le rajah Brooke avait été appelé en Angleterre, peu de temps avant mon arrivée à Bornéo, pour se défendre contre les accusations de ses ennemis. On lui reprochait d’avoir, dans ses expéditions contre les pirates, sacrifié la vie de beaucoup d’hommes, et d’avoir brûlé des chaumières et des prahous. Comme si l’on pouvait faire une pareille guerre avec des paroles ! Que de vies d’hommes les États européens ne sacrifient-ils pas ! Que de villes et de villages ne brûlent-ils pas dans leurs guerres qui n’ont pas un si noble but, et qui ne sont guère autre chose que la piraterie sur une plus grande échelle !

J’appris dans la suite que le rajah Brooke s’était justifié d’une manière brillante.

Je reviens à mes Dayaks : en débarquant, je trouvai les femmes et les enfants campés sous des tentes derrière la colline. Les femmes m’accueillirent avec autant d’empressement que leurs maris ; il me fallut aussitôt me mettre à côté d’elles. Sur le sol il y avait beaucoup de provisions étalées, surtout une grande quantité de petits gâteaux plats de toutes sortes de couleurs, blancs, jaunes, bruns et noirs. Ils avaient l’air si appétissants que j’y mordis avec un vrai plaisir. Mais que je me repentis de ma gourmandise ! Les gâteaux blancs étaient faits de farine de riz, les jaunes de farine de maïs. La farine était grossièrement pilée et assaisonnée d’une grande quantité de graisse rance que l’on retire du fruit du kawan. La couleur des gâteaux bruns et noirs provenait du mélange plus ou moins considérable d’un sirop noir, extrait de la canne à sucre, ou du suc de différents palmiers. Pour ne pas offenser ces braves gens, qui voulaient à toute force me faire manger de tout, j’avalai avec dégoût quelques bouchées.

Parmi les hommes qui m’entouraient, plusieurs portaient pendu à leur côté le petit panier destiné à recevoir la tête enlevée à l’ennemi. Ce panier, tressé de la manière la plus élégante, était décoré de coquillages et comme festonné de cheveux d’homme. Ce dernier ornement n’est permis qu’autant que le Dayak, possesseur du panier, a déjà coupé lui-même une tête.

Après le repas, ils me pressèrent de visiter leur habitation, située plus au fond de la forêt. Je partis aussitôt avec eux et j’eus soin de n’emmener aucun de mes gens, sachant bien que, chez les sauvages, l’on obtient d’autant plus de considération et que l’on y est d’autant plus en sûreté qu’on leur témoigne plus de confiance.

Leurs huttes ne différaient pas de celles des autres tribus. Ils me prièrent de passer avec eux le reste de la journée et la nuit ; mais je préférais aller le même jour jusqu’au pied de la montagne, et après un court repos je pris cordialement congé de mes nouveaux amis. Ils m’accompagnèrent tous, hommes et femmes, jusqu’à mon prahou, et me serrèrent les mains en m’engageant à revenir. Ils me donnèrent pour la route des fruits, des gâteaux, des œufs, et un bambou rempli de riz cuit.

Le soir j’arrivai à un village d’une cinquantaine de huttes, situé au pied des monts Sekamil et siége d’un rajah malais à qui j’avais été recommandée de la manière la plus pressante par une lettre du capitaine Brooke.

Une fois là, je renvoyai mon prahou ; le voyage par eau, dont la longueur pouvait être, de Sacaran jusqu’à la montagne, d’environ cent cinquante milles, était terminé. Il s’agissait maintenant de franchir la montagne. Heureusement le rajah s’offrit lui-même pour m’accompagner ; rien ne s’opposait donc plus à ce périlleux voyage. Le lendemain se passa en préparatifs. Le rajah choisit les hommes qu’il comptait emmener, fit disposer les armes et préparer les vivres. Je profitai de ce temps pour observer la vie et les mœurs des habitants.

J’avais libre accès auprès de l’épouse du chef, non seulement parce que j’étais femme, mais aussi parce que, comme je l’ai déjà dit plus haut, les femmes sont bien moins séquestrées chez les Malais qu’elles ne le sont chez les Turcs. La femme du chef était encore très-jeune ; mais elle était loin d’être une des plus belles de son sexe ; son visage portait le cachet d’une indolence et d’une apathie extraordinaires. Son enfant même qui jouait autour d’elle ne parvenait pas à appeler le sourire sur ses lèvres. Les deux époux ne se distinguaient en rien de leurs sujets ni de leurs esclaves par le vêtement. Leur enfant allait tout nu comme les autres enfants. Ce qu’il y avait de mieux, c’était l’ameublement de la chambre à coucher, séparée de la cuisine et des autres pièces par de hautes cloisons de bambous, et qui servait en même temps de salle de réception. Il s’y trouvait de beaux coussins brodés, de petites boîtes en bois incrusté, des chambres bien propres et trois vases d’une valeur énigmatique.

Les Malais ont des esclaves. Ils condamnent à la servitude les prisonniers de guerre et les débiteurs insolvables. Ces derniers sont tenus de servir comme esclaves jusqu’à ce que leurs parents ou leurs amis les rachètent, ce qui n’a lieu que rarement, car le peuple est en général très-pauvre. Mais les esclaves sont traités avec beaucoup de douceur ; on les considère comme faisant partie de la famille, et jamais, si je n’en avais pas été prévenue, je ne me serais doutée qu’il y eût chez eux des esclaves.

Traduit de l’allemand par W. de Suckau.

(La fin à la prochaine livraison.)