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l’ennemi. Ils ne laissent ouverts que de petits sentiers étroits qu’on peut barricader sans peine. Ces sortes de maisons ont à peu près l’apparence d’un blockhaus.

Après une marche forcée de huit heures, nous nous arrêtâmes dans une habitation où, à notre première demande, on nous permit de passer la nuit.

30 janvier. À Beng-Kallang-Boenot je m’embarquai sur le fleuve Batang-Lupar, dans un tout petit bateau conduit par un seul batelier. Ce fleuve serpentait à travers des bois ; il était étroit et souvent si resserré par les arbres qui couvraient ses bords, que nous avions de la peine à passer. Le soleil ne pénétrait nulle part à travers l’épais feuillage ; autour de nous régnait un silence profond, rarement interrompu par un singe qui sautait d’une branche à l’autre, ou par un oiseau qui s’élevait dans les airs. L’Achéron lui-même ne pouvait guère être plus sombre et plus silencieux. La couleur de ce fleuve était presque noire comme de l’encre.

Au bout de quelques heures, nous joignîmes un petit canot portant deux hommes, une femme, un enfant, beaucoup de poulets et d’autres objets. Nous nous arrêtâmes, et, après un court entretien, je m’aperçus, à ma grande surprise, que tout l’équipage du canot passait dans notre bateau ; pour le leur, ils le cachèrent dans d’épaisses broussailles. Je m’opposai en vain à cet envahissement. Mon coquin de domestique n’en semblait nullement choqué ; aussi ne fit-il pas attention à mes remontrances. Grâce à ce surcroît de passagers, ma place se trouva naturellement très-restreinte ; mais ce qui m’incommoda encore bien plus, ce fut le feu que les malheureux allumèrent pour cuire leur riz, et dont la chaleur et la fumée me donnaient en plein visage.

Le sombre Lupar se perdit, après un cours d’environ trente milles, dans le lac de Boenot, qui peut avoir près de quatre milles de diamètre. Ce lac offrait encore une autre particularité, que je n’avais jamais remarquée ailleurs : il était rempli de troncs d’arbres serrés les uns contre les autres, qui étaient, non pas disséminés çà et là sans racines, mais au contraire en apparence fixés au sol ; seulement, morts, sans branches et sans cimes, ils ressemblaient à des palissades établies de main d’homme. Un large chenal, canal naturel, tout au plus d’un demi-mille de long, conduisait dans un autre lac nommé Taoman, qui avait le double de la grandeur du lac Boenot, et dont l’eau, fort différente, était parfaitement claire et limpide.

La ceinture des deux lacs me parut magnifique ; c’étaient de larges vallées boisées, bordées à l’est de montagnes pittoresques avec de hautes cimes et des pics élevés. Plusieurs pouvaient avoir près de mille deux cents mètres.

Au sortir du lac Taoman, nous entrâmes dans le beau fleuve Kapuas, le plus considérable de Bornéo. Sa largeur peut être d’un demi-mille, mais elle est très-inégale, parce que, comme la plupart des fleuves de ce pays, il n’a pas de berges bien marquées. Ses eaux débordent souvent dans les forêts d’alentour. Près de ce superbe fleuve, il y avait bien moins d’habitations que près du Lupar (au delà du mont Sekamil). Si les aboiements des chiens et le gloussement des poules n’eussent indiqué de temps à autre la présence de quelques habitations, toute cette contrée m’aurait semblé déserte.

31 janvier. Ce jour-là, nous rencontrâmes de grands et de petits prahous remplis de Dayaks et de Malais. Dans l’après-midi, une très-grande barque passa près de nous et nous somma très-impérieusement d’approcher. Il fallut nous soumettre, car la désobéissance ne pouvait pas se concilier avec notre faiblesse ; mais au lieu des pirates redoutés que nous craignions de rencontrer, c’était un rajah malais très-poli et en voyage. Après m’avoir demandé où j’allais, d’où je venais, et m’avoir adressé d’autres questions semblables, il me fit cadeau d’un grand châle, d’huile de coco fraîche et de quelques gâteaux.

1er février. Vers midi nous arrivâmes à Sintang, petite ville d’au moins mille cinq cents habitants et résidence d’un sultan. Là cessaient pour moi tous les dangers ; car les tribus des Dayaks que j’avais encore à traverser jusqu’à Pontianak étaient sous la domination de princes malais à qui j’espérais me faire recommander par le sultan de Sintang. À cet effet, j’avais apporté pour ce dernier une lettre d’introduction du rajah de Beng-Kallang-Boenot.

J’avoue sans peine que j’aurais eu du plaisir à voyager plus longtemps parmi les Dayaks indépendants. Je les trouvais généralement honnêtes, bons et réservés, et à cet égard je les mets au-dessus de tous les peuples dont j’avais fait jusqu’alors la connaissance. Je pouvais laisser tout ouvert et m’éloigner pendant des heures entières ; jamais il ne me manquait la moindre chose. Ils me demandaient bien parfois un objet qu’ils voyaient et qui leur plaisait, mais ils n’insistaient plus une fois que je leur déclarais que j’en avais besoin moi-même. Ils n’étaient jamais opportuns ni à charge. On m’objectera peut-être que couper des têtes et conserver des crânes, ce ne sont pas précisément des marques de bonté ; mais il faut considérer que cette triste coutume est plutôt le résultat d’une profonde ignorance et d’une grande superstition. Je maintiens mon dire, et, pour en donner d’autres preuves, je n’ai qu’à citer leur vie domestique vraiment patriarcale, leur moralité, l’amour qu’ils portent à leurs enfants, et le respect que les enfants témoignent à leurs parents.

Les Dayaks libres jouissent de beaucoup plus d’aisance que ceux qui sont sous le joug des Malais. Ils cultivent du riz et du maïs, un peu de tabac, et quelquefois aussi la canne à sucre et l’ubi. Ils firent beaucoup de graisse du fruit du kawan, récoltent dans les bois de la résine de damar qui leur sert à s’éclairer, et ont beaucoup de sagou, de rotang et de noix de coco. Avec quelques-uns de ces articles ils font un commerce d’échange contre du laiton, des perles de verre, du sel, du drap rouge et quelques autres objets auxquels ils attachent le plus grand prix, et qu’ils préfèrent de beaucoup à l’or. Ils sont riches aussi en volailles et en porcs, mais ils n’en mangent qu’aux fêtes et aux noces.

Il y a des voyageurs qui prétendent que les Dayaks libres sont de beaux hommes. Moi je dirai tout au plus