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de ces nids dans un haoud qui aurait tenu, hauteur et diamètre, dans une mansarde d’étudiant.


La savane. — Le feu aux herbes. — Oasis de Guedaref. — Heureuse rencontre. — Le roi des Chaghiés. — Le désert. — Famine. — La rivière Rahad. — Visite d’un lion à mon ami Bolognesi.

Ce fut sans regret que je quittai la région de ces forêts menteuses pour la savane nue, où je voyageai quelques jours, n’ayant pour distraction que le spectacle vraiment magique que me donnaient chaque soir les incendies allumés dans les immense tapis d’herbes jaunies assez hautes et assez fournies pour faire illusion à vingt pas et présenter l’apparence de splendides moissons. Les pasteurs choukriés brûlent le ghech à peu près pour le même motif que le paysan breton écobue ses landes : la cendre est un engrais puissant destiné à fertiliser le sol et à le préparer pour la saison des pluies, qui doit le couvrir d’un vert manteau, espoir du bétail affamé.

Six jours après avoir quitté Kassala, je vis le terrain, jusque-là très-plat, se relever au sud et onduler en collines isolées, entre lesquelles passait un khor (lit sablonneux d’un torrent qui ne coule que pendant les pluies). Des puits entourés de troupeaux et des villages cernés de haies épineuses vivifiaient l’aspect un peu aride de la contrée. Le plus considérable de ces villages couronnait un mamelon que sillonnaient plusieurs sentiers convergents, signe certain que nous avions atteint le centre de l’oasis populeuse et commerçante de Guedaref, le village de Souk-Abou-Sin.

Nous fûmes bientôt installés dans la spacieuse habitation du Copte Mihaël, frère de notre bon ami Ghirghis, et une tente, dressée en un clin d’œil dans la cour, devint notre salon. Le nègre Ismaël, décoré de son bonnet neuf et de son gilet, vint nous rendre ses hommages. Je gratifiai ce brave garçon d’un petit miroir de poche qui le rendit plus heureux que la plus belle fille du monde : c’était plaisir de voir les poses qu’il prenait devant ce joujou. « Ma parole d’honneur, dit J…, je parierais qu’il se trouve joli garçon ! »

Au même moment Mihaël vint m’avertir qu’un Franc (Frenghi) venait d’arriver chez lui, et je m’empressai d’accourir à son divan. Je me trouvai en présence d’un jeune homme blond, d’environ vingt-deux ans, portant ce costume d’officier égyptien qui est celui de presque tous les Européens dans ces régions, et avec lequel, à mon agréable surprise, j’échangeai quelques phrases françaises. C’était un jeune négociant israélite de Ferrare, M. Angelo Castel-Bolognesi, qui, avec une cordialité charmante que j’eus plus tard tout le loisir d’apprécier, se mit tout entier à notre disposition. Il revenait d’Abyssinie avec une caravane de dix-sept chameaux chargés de cire à son compte, et loua pour moi deux chameaux qui devaient marcher avec les siens jusqu’au Nil Bleu, où il m’en trouverait d’autres. Lui-même devait prendre les devants à dromadaire, ayant quelques affaires à régler sur la route.

En attendant le départ, j’allai le voir au logis qu’il occupait en communauté avec le chef fameux des Chaghiés, Saad, qui était alors en garnison dans l’oasis. Il faut savoir que les Chaghiés sont une tribu arabe que le conquérant Ismaël Pacha soumit en 1822, et que le gouvernement égyptien ne pouvant guère en tirer d’impôt, a eu l’habileté d’organiser à peu près comme la Russie a fait des Cosaques. C’est une armée toujours mobilisable au service du gouvernement, et grâce à ce privilége, les Chaghiés forment au milieu des sujets soudaniens de l’Égypte une classe particulière, arrogante, mais brave et sachant se faire respecter. On leur a laissé leurs chefs héréditaires, qu’ils appellent melek (rois), et le vieux Saad, auquel je fus présenté, est le propriétaire actuel de ce titre. C’était un vrai gentilhomme arabe, qui me parut avoir environ soixante ans, et dont les yeux perçants et rusés rappelaient assez Méhémet-Ali. Du reste, l’idéal du chef oriental, généreux et impitoyable. Une esclave favorite qu’il avait comblée de présents lui avait été infidèle : il la fit revêtir des riches atours qu’elle avait reçus de lui et la fit lancer dans le Nil.

Un autre jour, comme il faisait la guerre aux nègres de Tagali, il défendit sévèrement à ses hommes de faire feu avant l’ordre, pendant qu’on exécuterait un mouvement stratégique destiné à surprendre l’ennemi. Un Chaghié désobéit. Saad, après l’affaire, fit rechercher le coupable et le condamna à être enterré vif. Les supplications de ses soldats le trouvèrent inébranlable, et la sentence fut exécutée : mais sur des prières réitérées avec force, il consentit à faire ouvrir la fosse à peine comblée. Il était trop tard : le malheureux était fou !

Je pris congé la regret du brave J…, qui avait trouvé une occasion pour Gallabat, d’où il lui serait facile de rejoindre Gondar, et je lui souhaitai sincèrement, sans trop l’espérer, les chances les plus favorables. Pendant que Bolognesi, monté sur sa chamelle blanche, disparaissait au galop dans les savanes de l’ouest, je suivais avec la caravane le sentier aride qui coupait la plaine monotone et nue, percée çà et là par quelques masses de granit. Je ne ferai point ici, après tant d’autres, la peinture des mille souffrances du désert ; je dirai seulement que le second jour mes deux chameliers, probablement plus pressés que les autres, prirent les devants et s’engagèrent dans une khala (forêt très-clair-semée) où ils finirent par s’égarer. Les montagnes d’Arendj, qui se développaient sur notre gauche, nous aidèrent aisément à retrouver la route, et nous stationnâmes au village de Ngala, au pied même de la chaîne. J’appris que l’Arendj a huit heures de long, qu’il s’étend jusqu’aux bords de la Rahad et possède plusieurs sources, plusieurs villages par conséquent.

La géographie de la Nubie obéit, en effet, à certaines lois faciles à saisir. La plaine est presque toujours plus ou moins aride, inhabitée, dépourvue d’eaux courantes. Mais là où s’élève un massif de montagnes, il y a des sources vives qui vivifient un petit coin de terre avant que le sol sablonneux, formé des détritus du granit, ne les boive. La forêt se développe en liberté au pied et quelquefois sur la pente inférieure de la montagne, et