Page:Le Tour du monde - 05.djvu/190

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politique soupçonneuse parut s’alarmer du danger d’une insurrection du Soudan contre l’Égypte, au profit d’une vice-royauté qui aurait sa capitale naturelle à Khartoum. Le Soudan fut scindé en quatre préfectures relevant directement du ministère de l’intérieur (Taka, Dongola avec Berber, Kordofan, Khartoum avec Sennaar, et le Fazokl) ; la ville nouvelle perdit, avec tout son monde d’officiers et de fonctionnaires riches et dépensiers, ses industries factices et son commerce de luxe ; elle est aujourd’hui en pleine décadence, et ne se soutient guère que par l’infâme commerce du Nil dont je parlerai à l’occasion. Son bazar est toujours vaste et imposant ; mais un quart des boutiques est inoccupé.

L’importance de Khartoum, à des yeux européens, tient au grand rôle qu’y joue la colonie européenne, bien que cette colonie ne compte que vingt-six personnes, sur une population de trente-cinq mille âmes. Celle d’aujourd’hui n’a presque aucune ressemblance avec l’ancienne, composée en majorité d’officiers et d’employés du vice-roi, et si le ton général y a gagné en correction, le pittoresque y a perdu. Les anciennes mœurs de la colonie offraient un cachet demi-violent et demi-jovial que je ne puis mieux faire saisir que par deux ou trois historiettes prises au hasard. Je demande excuse pour ce qu’elles ont d’un peu grossier : mais elles peignent les hommes et les mœurs ; et il faut bien savoir qu’il s’agit d’une civilisation qui n’est pas un beau modèle.

Deux chirurgiens-majors, du 4e d’infanterie, je crois, le Français C… et le Prussien N…, s’animent trop un beau soir dans un dîner de gala, et le Prussien parle de la campagne de France de 1814 en termes qui lui valent un soufflet accentué de notre compatriote. Rendez-vous est pris pour le soir même : on se battra, à dix heures, aux flambeaux, à cheval et au sabre, dans le désert qui s’étend au sud-est de la cité. Les deux paladins rentrent chez eux pour s’armer. Un confrère et compatriote de C…, le major S…, se rend chez lui, le trouve furieux et inflexible aux larmes de Mme C… ; il se joint à la belle Abyssinienne pour engager son ami à se calmer un peu. C…, irrité de cette intervention, appelle ses serviteurs et leur dit : fil khanif ! (jetez-le dans la fosse). Des Arabes ne savent qu’obéir : la fosse, construite à la turque, est descellée, le major, happé par deux gaillards vigoureux, est lancé dans l’abîme. C…, suivi d’un porte-fanal, s’échappe le sabre au poing et marche au champ d’honneur. Cependant le docteur Peney, qui ne s’est pas laissé étourdir comme les autres par les fumées du vin, s’est rendu chez N… pour l’arraisonner, et a trouvé un brave exaspéré, faisant le moulinet avec son sabre et criant à pleine tête : « Cheval arabe ! sabre de Damas ! cavalier prussien ! le Français est un homme perdu ! » N’obtenant rien, il court chez C… En arrivant, des gémissements qui partent d’un lieu suspect le font tressaillir ; il interroge Mme C… bouleversée, les domestiques impassibles, apprend la triste vérité et s’empresse de faire extraire le pauvre S…, on juge dans quel état ! Voilà un homme plus altéré de vengeance que les deux ennemis réunis, et qui se précipite, le sabre nu, sur les traces de son perfide ami. Logique jusque dans sa fureur, il se dit que C… aura pris, pour aller au rendez vous, certain chemin des écoliers, et se dirige vers le quartier des cabarets, à peu près convaincu d’y trouver son homme. Il les trouve tous fermés à cette heure, sauf celui d’un Grec nommé Dmitri, à la porte duquel il trouve le porte-flambeau de C… Celui-ci, qui se rafraîchissait à l’intérieur, entend à la porte le bruit d’une violente altercation ; un souvenir confus trouble sa vaillance et il disparaît dans une futaille vide. Sur les dénégations obstinées du Grec, S… finit par se persuader que C…. réprime en ce moment, dans la plaine de Bouri, les blasphèmes du Tudesque à l’endroit de Brienne et de Montmirail : il se laisse remmener en murmurant à son domicile. Pendant ce temps N…, qui a fait le pied de grue pendant une heure, rentre en jurant que cette grenouille de Français n’a pas osé l’affronter, et venge sa vaillance trompée en ébréchant son sabre aux plombs de toutes les maisons.

Un jésuite napolitain, le P. Montori, était venu à Khartoum dans l’intention d’y fonder une église : il avait loué une habitation arabe, y avait arrangé une chambre à coucher, une chapelle, un cabinet y attenant, pouvant servir de sacristie, et cela fait, il était allé voir les Européens chez eux et les avait conviés à venir assister à sa messe d’inauguration. Il fut courtoisement reçu partout, l’araki et le café lui furent offerts ; mais au jour dit, il officia devant quatre murs. Sans paraître nullement blessé de cet échec, il retourna à quelque temps de là dans les mêmes maisons, annonça son intention de célébrer avec quelque éclat la fête du 15 août, fête presque nationale pour des Européens au pays musulman, et pria qu’on voulût bien ne pas y manquer : « Du reste, ajouta-t-il, je comprends que la cérémonie peut paraître un peu fastidieuse à des personnes qui n’y sont pas accoutumées, et c’est pour cela que je ferai disposer dans la sacristie des rafraîchissements pour ceux qui aimeraient mieux y entendre l’office à travers la porte entr’ouverte. » Cette fois, non-seulement tous promirent, mais encore ils demandèrent la permission d’y amener leurs amis musulmans. Il fut décidé que C…, qui avait été enfant de chœur, au temps jadis, répondrait la messe du bon père. Le jour arriva : le P. Montori vit, avec une joie un peu mêlée d’inquiétude, arriver à la file dans la sacristie tous les notables Européens en brillants uniformes, escortés d’une foule de colonels et de majors turcs et arabes, plus connus au cabaret qu’à la mosquée. Il commença toutefois à officier ; mais, au bout d’une demi-heure de libations, les bourdonnements de la sacristie couvrirent peu à peu la voix du célébrant. Il arriva ainsi à peu près à la préface. Quand il prononça le Sursum corda, une sorte de râle lui répondit. Il se retourna justement scandalisé : c’était C… qui avait bu tant et si bien avant la messe, qu’il gisait ronflant sur les deux marches de l’autel. L’abbé Montori prit alors les vases sacrés, passa devant le patient qu’il repoussa dédaigneusement du pied, et alla dans une autre chambre achever l’office profané.