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idée architecturale ? Ne serait-ce pas la coupole byzantine qui serait venue jusqu’ici en se déformant ?

Je n’ai pas même la ressource de vous décrire la route qui de Carlsruhe nous a conduits ici : on ne trouve rien à y noter. Le Schwarzwald s’éloigne et s’abaisse ; la plaine s’étend. Nous n’y avons rencontré qu’une localité historique, Durlach, qui donna son nom à une branche de la maison de Bade, et nous n’y avons vu que deux ou trois ruines sans caractère. Là se sont accomplis, en 1849, les tristes exploits de l’armée prussienne contre les insurgés badois. Il est de bonne politique de faire oublier au plus tôt les dissensions civiles : la Prusse a voulu éterniser le souvenir de cette guerre peu glorieuse. On a fait pour ces rencontres sans péril des gravures, comme nous en avons pour Austerlitz et Iéna : je les ai vues à Potsdam, dans le cabinet d’études des enfants de la maison royale ; et à Rastadt, à Carlsruhe, à Ubstadt, près de Bruchsal, on a élevé des monuments à la mémoire des soldats tombés sous les coups des républicains. Je doute que la Prusse en soit beaucoup plus aimée.

Pour tuer le temps j’entre à la Library. J’y trouve quantité de guides allemands et quelques ouvrages français. La Bibliothèque des chemins de fer française brillait au poste d’honneur. Mais, hélas ! Paul de Kock y était aussi, et un Paul de Kock tout frais réimprimé à Stuttgart. Les Allemands s’obstinent à le prendre pour un grand écrivain, comme Goethe nous donne Dubartas pour le premier poëte épique de la France. Ils se fâchent tout rouge quand nous les accusons de manquer de goût, et nous répondent que nous n’y entendons rien, qu’il y a autant de goûts différents qu’il existe de nations diverses. Goethe déclare même que c’est ce reproche, qu’on lui fit à Strasbourg, qui décida de sa rupture avec la France et avec notre littérature. Mais le goût ne serait-il point, par hasard, le besoin de trouver la juste proportion en toutes choses, la haine des effets heurtés et des efforts violents, quand ils ne sont pas nécessaires, l’harmonie des sons comme des couleurs, la délicatesse de l’esprit comme du palais, l’amour du simple, du naturel et du vrai, même dans le sublime. Et, à ce compte, ne serait-ce pas une de ces choses qu’on ne peut cantonner entre des frontières, mais qui planent au-dessus de toutes les littératures et de tous les arts, comme leur règle même et leur juge souverain !

Une femme qui avait beaucoup d’esprit, mais pas autant de raison, la duchesse du Maine, disait : « Le goût ne tient qu’aux sentiments et aux sensations ; il est indépendant de tout raisonnement, de tout calcul, et par conséquent, il ne peut ni se perfectionner ni s’acquérir. » Cette définition prouve que la duchesse tenait fort aux sensations. Les Allemands, malgré toute leur métaphysique, sont souvent comme elle, et ce qu’elle dit leur convient assez ; mais je ne crois pas que ce goût-là soit du goût de tout le monde : un peu de raison, même au milieu de beaucoup d’imagination, n’a jamais été gâté.

Cette librairie badoise ne m’était donc pas de grande ressource. Les livres de la Bibliothèque des chemins de fer, je les connaissais ; Paul de Kock, je ne voulais plus le connaître : j’ai déjà trop de l’école réaliste d’à présent pour rechercher celle d’autrefois.


IX

Stuttgart, 8 août.
DANS LE WURTEMBERG.
Les wagons wurtembergeois. — La sentimentalité et la rêverie allemandes. — Quatre étudiants. — Sous le cimetière de Bruchsal. — Le Schwarzwald et les routes des armées. — Paysage de la forêt Noire. — Le bassin du Neckar. — Le gothique neuf. — Ludwigsbourg.

L’Allemagne, ayant le bonheur de posséder une trentaine de princes, chacun a son tronçon de voie ferrée, comme il a sa petite armée et sa petite cour. Quand nous sommes sortis de chez Son Altesse Grand-Ducale, il nous a fallu changer de voitures pour monter dans les wagons de Sa Majesté Wurtembergeoise, lesquels ne dépasseront pas la frontière bavaroise. De là des pertes de temps énormes, souvent d’effets ; quelquefois on perd même le convoi, comme il manqua m’arriver à Stuttgart. Je n’avais pas compté d’abord m’arrêter dans cette ville, et, comme on nous avait donné quelques minutes, je courus afin de voir de près une chose qui, de loin, me paraissait assez étrange, un grand cerf placé à l’entrée de la demeure royale. Mais j’entends des sifflets inquiétants ; je retourne tout courant à la gare ; plus de convoi. Ce ne fut heureusement qu’une panique ; je le découvris sur une autre voie très-différente de celle où je l’avais laissé. Je me hâtai de lui reprendre mon sac de nuit.

Du reste, il ne faut point dire de mal des wagons wurtembergeois. On s’y trouve fort commodément. Ils sont longs comme deux des nôtres, avec un couloir au milieu, et, sur les côtés, de petites banquettes qui se retournent à volonté, de sorte qu’on peut être quatre en tête-à-tête, ou deux seulement, et se trouver toujours assis dans la direction où marche le train. Le jour y entre largement ; on s’y promène ; ils ont des portes aux extrémités, et l’on sort, illégalement c’est vrai, sur une plate-forme en fer d’où rien ne vous échappe. On passe même sans difficulté dans les wagons voisins, et comme les employés sont fort débonnaires, on pourrait chercher d’un bout à l’autre du convoi en marche, pour s’asseoir, une place qui vous convienne, et, pour causer, un visage qui vous plaise. De la sorte on a deux spectacles sous les yeux, celui de la route et celui du wagon.

Je n’ose pourtant me lancer dans ces pérégrinations aventureuses et voyager, comme l’employé, au travers du convoi. Je me tiens au wagon où je suis et à une place d’où je ne perds rien de ce qui se passe dedans ou dehors. Quelques dames s’y trouvent, bien qu’on fume à faire frémir. En passant sous un tunnel, tous ces bouts de cigares qui brillent dans la nuit produisent un drôle d’effet ; J’aime pourtant mieux les lucioles des champs.

Une de ces dames est une Wurtembergeoise longue à faire envie à une miss anglaise, et d’une musculature qui promet de vigoureux grenadiers au roi Guillaume ; du reste, l’air candide qui convient à une Allemande, quoi-